L’évaluation de l’empreinte carbone au cœur des préoccupations scientifiques

L’empreinte carbone des organisations, des produits et des services sera le thème du colloque scientifique organisé par Mines ParisTech, Mines Nantes et l’Ademe le 8 janvier prochain. Le sujet sera abordé sous un angle interdisciplinaire, croisant les points de vue des sciences de l’ingénieur, de l’environnement, des sciences de gestion, économiques, politiques… Au-delà, il s’agit aussi d’identifier les enjeux scientifiques et les opportunités de développer les échanges et de structurer un réseau, ainsi que nous l’explique Bernard Bourges, chercheur à Mines Nantes, et intervenant au colloque.

Quels sont les enjeux scientifiques de l’évaluation de l’empreinte GES (Gaz à effet de serre) et de la comptabilité carbone pour notre société ?
Bernard Bourges Depuis une dizaine d’années, les calculs d’impact carbone sont devenus une étape clé dans les démarches environnementales des entreprises et des collectivités, et plus largement de leur stratégie. Ils sont aussi devenus un passage obligé pour l’évaluation de technologies nouvelles, dans le domaine de l’énergie ou des procédés industriels. Ces démarches d’évaluation posent encore de nombreux problèmes d’ordre méthodologique et suscitent des débats, parfois de réelles controverses.

Prenons deux exemples ayant tous les deux une forte actualité et qui feront l’objet de plusieurs communications le 8 janvier. L’évaluation de l’impact GES de différentes pratiques agricoles (culture ou élevage) dans différentes régions préoccupe énormément les agronomes. Dans le domaine de la production d’électricité, les conséquences du choix de tel ou tel bouquet énergétique avec plus ou moins d’énergies renouvelables, est un sujet de débat. Ces exemples illustrent deux difficultés fondamentales de l’évaluation carbone : elle est systémique d’une part car elle concerne des systèmes complexes ; elle est d’autre part fortement contingente car très liée à chaque fois à un contexte particulier et notamment à la problématique d’un acteur spécifique à un moment donné. On ne peut pas par exemple affecter de manière simple un facteur d’émission GES à une production d’électricité par une source renouvelable si on ne sait pas dans quel système plus vaste cette production s’insère, comment l’électricité est utilisée ni quand.

Les chercheurs s’interrogent sur les choix à faire pour leurs propres analyses mais sont aussi sollicités par les acteurs de terrain, entreprises, décideurs publics, ou représentants de la société civile, pour apporter des réponses ou donner un avis sur les solutions proposées. Comment gérer et décider dans un contexte incertain ? Comment assurer les bons choix avec une quantité limitée de données ? Quel équilibre entre la rigueur scientifique d’un côté, le pragmatisme vers l’action de l’autre ?

En outre, les usages et les pratiques effectives d’évaluation de l’empreinte carbone sont également un objet de recherche en soi pour certaines disciplines. Comment les entreprises ou d’autres acteurs s’emparent-ils de ces outils ? Comment l’usage de ces outils les amènent-ils à modifier leur organisation voire leur stratégie ? A plus grande échelle, quel est l’impact effectif de ces instruments volontaires et leur efficacité vis-à-vis d’autres instruments de politique publique ?

Dans ce domaine, le scientifique – quel que soit son objet –, est confronté en permanence à l’utilisation et à l’impact des résultats de sa recherche. Ainsi, toutes ces questions relatives à l’évaluation de l’empreinte GES interrogent plus largement le chercheur sur ses relations avec le monde politique et l’entreprise, selon des dimensions à la fois épistémologiques, philosophiques et éthiques. L’interdisciplinarité autour de ces questions est un impératif.

En quoi est-ce un objet de recherche interdisciplinaire ? Qu’est-ce que cela implique ?
Bernard Bourges Le processus des émissions de gaz à effet de serre anthropiques résulte de l’usage de dispositifs technologiques par des individus ou des organisations, sous l’influence de réglementations et de mécanismes économiques, mais aussi de représentations et de valeurs. Selon les circonstances et les conditions physiques, ces émissions de GES peuvent avoir un impact très différent sur la biosphère. Donc évaluer, quantifier ces émissions (ou ces non-émissions, puisque le sujet principal est de les réduire !) requiert de comprendre et de modéliser toutes les étapes de ces processus. Le sujet est donc pluridisciplinaire par nature : il exige de mettre en relation des connaissances issues de disciplines diverses, les apports des sciences de l’ingénieur, des sciences de l’environnement et de l’atmosphère, de l’analyse des impacts environnementaux (et tout particulièrement de l’Analyse de Cycle de Vie, l’ACV), des sciences économiques, des sciences de gestion, des sciences politiques, de la sociologie…

Mais le plus souvent, il ne s’agit pas de différentes couches qui peuvent être analysées indépendamment : nous sommes dans des systèmes où le maître mot est interactions. Les disciplines ne doivent plus seulement travailler en parallèle, elles doivent échanger, travailler ensemble : nous parlons alors d’interdisciplinarité.

En outre, des questions – en apparence indépendantes – posées aux experts exigent en réalité des approches similaires. Par exemple, les agronomes s’intéressent aux impacts de différentes pratiques culturales, les concepteurs de bâtiment cherchent à comparer bois et béton, les technologues évaluent l’intérêt de la capture et de la séquestration du CO2 issu d’installations brûlant de la biomasse. Tous ont des questions similaires sur les échelles de temps à considérer, sur la façon de prendre en compte le carbone stocké temporairement et relâché de manière irrégulière : les réponses apportées doivent être cohérentes.

Enfin, la question du changement climatique – du fait de ses enjeux sociétaux – met la science dans une position délicate : les scientifiques sont sommés d’apporter très vite des réponses à des questions complexes, et de transformer en solutions concrètes des connaissances nouvelles encore incertaines ; ils sont aussi souvent sommés de choisir leur camp dans un contexte de controverses ou de conflits politiques ou économiques. Ces fortes attentes vis-à-vis de l’expertise scientifique et en même temps les critiques dont cette expertise est l’objet, la façon dont elle peut être instrumentalisée par certains acteurs, la tentation de normaliser prématurément : tout ceci plaide en faveur d’un dialogue renouvelé entre les disciplines scientifiques –et entre les sciences et la société– et oblige les scientifiques, notamment dans le domaine des sciences dures, à se poser des questions qui leur sont peu familières.

Voilà trois aiguillons fondamentaux qui poussent à une interdisciplinarité de plus en plus forte. La nécessité s’en fait d’ailleurs sentir dans bien d’autres domaines comme pour la question de la transition énergétique ou de la transition écologique et certains parlent même d’interdisciplinarité radicale. Mais c’est un vaste chantier…

Comment les chercheurs des écoles des Mines se positionnent-ils sur ce sujet ? Quelle est leur expertise ?
Bernard Bourges Dans de nombreux centres de recherche des écoles des Mines, appartenant à des disciplines diverses, nous nous intéressons depuis plusieurs années à cette question de l’évaluation des impacts carbone. De nombreux laboratoires traitent de l’énergie sous une forme ou une autre dans les sept écoles des Mines. Il est difficile de les citer tous et je me contenterai ici de quelques exemples.

Sous l’angle de la production d’énergie, des travaux sont menés à Mines St-Etienne sur la capture et le stockage du CO2, à Mines Albi sur l’hydrogène, à Mines ParisTech sur l’énergie solaire. Sous l’angle de l’usage de l’énergie, le Centre Efficacité Energétique des Systèmes Mines ParisTech travaille sur l’évaluation d’une conception bas-carbone des bâtiments et sur le développement et l’insertion de technologies efficaces. Dans tous ces cas, des modèles spécifiques sont développés pour l’évaluation GES.

Dans une perspective plus orientée vers les sciences de l’environnement, à Mines St-Etienne et à Mines Nantes, des équipes contribuent à la modélisation de l’impact carbone des transports urbains et des politiques de mobilité.

Mais d’autres disciplines sont également concernées. Le Centre de Gestion Scientifique Mines ParisTech, par exemple, étudie comment les entreprises s’approprient les outils d’évaluation carbone et à quelles conditions elles peuvent en faire un instrument tourné vers l’action, en faisant un parallèle avec la comptabilité financière.

Le Cerna, centre d’économie industrielle Mines ParisTech, analyse le fonctionnement des marchés spot de l’électricité et a mis en évidence que, dans certains pays, ces marchés n’obéissent pas à la loi théorique du coût marginal. Ce constat est susceptible de remettre en cause les fondements des politiques climatiques basées sur les mécanismes de marché et les évaluations prospectives d’émissions de GES liées au secteur électrique.

Ces quelques exemples illustrent la richesse de l’expertise développée au sein des écoles des Mines sur ces thématiques. Mais il y a un réel besoin d’aller encore au-delà, car des questions nouvelles se posent en permanence du fait des avancées des connaissances de base (en lien avec les travaux du GIEC* par exemple), ou du fait du foisonnement d’innovations technologiques ou institutionnelles. Les connaissances nouvelles et les innovations sont d’ailleurs autant issues des laboratoires de recherche que des entreprises, voire d’autres acteurs comme les ONG ou les collectivités. On doit donc faire face à un double défi d’interdisciplinarité entre sciences d’une part mais aussi d’une collaboration accrue entre la recherche et les acteurs de terrain. Les écoles des Mines ont déjà une expérience de la pluridisciplinarité et une forte part de la recherche est y réalisée en lien étroit avec les entreprises : elles constituent donc un terreau favorable, mais nous devons passer à la vitesse supérieure.

Une forte opportunité est offerte par une collaboration inter-laboratoires entre plusieurs centres de Mines ParisTech et de Mines Nantes, mise en place fin 2013, à l’initiative et avec le soutien de l’Ademe. Ce projet débouche sur l’organisation du colloque du 8 janvier qui doit être l’occasion d’associer les chercheurs travaillant sur ces questions au-delà des Écoles des Mines et d’élargir et conforter les échanges et les partenariats.

Quel est le but, plus précisément, de ce colloque et à qui s’adresse-t-il ? Quelles sont les attentes à l’issue de cette rencontre ?
Bernard Bourges Le colloque du 8 janvier 2015 à Mines ParisTech a d’abord pour objectif de faire le point des travaux de recherche – académiques ou appliqués –, portant sur l’évaluation de l’empreinte carbone (ou plus largement GES) des produits, services, organisations ou territoires. Pourquoi évaluer l’empreinte GES, comment, avec quelles conséquences ?

Le colloque s’adresse en priorité aux chercheurs, issus de la recherche publique mais aussi privée, dans les entreprises par exemple, et plus largement aux experts spécialistes des problématiques liées à l’empreinte carbone. Il doit permettre de confronter des points de vue et des expériences et de débattre de quelques questions clés.

Parmi les thématiques clés qui seront abordées, figurent certaines des questions évoquées plus haut. Par exemple, l’évaluation des facteurs d’émission associés à l’électricité fait l’objet de 7 communications. Autre sujet phare : la comptabilisation du carbone stocké dans le sol, en lien avec les pratiques agricoles ou les émissions d’autres GES liés à l’agriculture comme le N2O.

Trois sessions aborderont la comptabilité carbone non plus du point de vue des méthodes de calcul mais sous l’angle de leur usage effectif par les entreprises et institutions publiques et de l’impact de ces outils sur l’activité et la stratégie des firmes et d’autres acteurs. Plusieurs communications sont consacrées à un sujet émergent qui préoccupe de plus en plus d’organismes, celui de l’évaluation de l’impact carbone des instruments financiers. Mais on parlera également d’autres sujets comme les impacts liés aux transports, aériens et terrestres, ou l’évaluation des émissions liées aux importations/exportations de biens de consommation.

Les intervenants sont issus de la recherche académique (Écoles des Mines bien sûr, mais aussi d’autres Grandes Écoles, des Universités, du CNRS, du CEA, de l’INRA …), des entreprises (EDF, GdF-Suez, Crédit Agricole, …), de cabinets conseils et d’ONG.

Au-delà de ce point d’étape sur les recherches en cours, il s’agit aussi pour l’avenir d’identifier les enjeux scientifiques et les opportunités, de développer les échanges et de structurer un réseau dans une perspective interdisciplinaire très large. Ce colloque n’est qu’une première étape…

 * Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

Colloque
Empreinte carbone des organisations, des produits et des services :
Évaluer et agir, un enjeu interdisciplinaire pour la recherche ?

8 janvier 2015
Mines ParisTech, 60 bd Saint-Michel, Paris 6e
Programme complet et inscriptions

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