Loréa Baïada-Hirèche, Institut Mines-Télécom Business School ; Anne Sachet-Milliat, ISC Paris Business School et Bénédicte Bourcier-Béquaert, ESSCA École de Management
De nombreux scandales frappent régulièrement l’industrie pharmaceutique. L’Oxycodon, par exemple, a été massivement distribué aux États-Unis bien qu’étant un antalgique opiacé au fort pouvoir d’addiction. Quelque 200 000 morts par overdose peuvent lui être imputés outre-Atlantique depuis 1999.
Plus proche de nous, le Mediator des laboratoires Servier a mis plus de 15 ans à se voir retirer de la commercialisation alors que sa prescription comme coupe-faim, en dehors de son indication thérapeutique initiale, a causé de nombreuses victimes dont 2 000 morts répertoriées. Le dénouement du procès en mars 2021, tout comme pour celui du Lévothyrox de Merck, pointe, au-delà de la responsabilité des médecins, celle des laboratoires produisant ces médicaments.
Ces différents scandales ne sont que la manifestation visible d’une tension permanente inhérente à ce secteur entre la recherche de profit et la mission santé qui le caractérise. Les professionnels du marketing qui ont la charge de promouvoir les médicaments auprès des patients et des médecins semblent particulièrement concernés par ce conflit éthique qui parfois apparaît : soigner ou vendre ?
Au cours de nos recherches nous nous sommes demandé comment les marketeurs du secteur pharmaceutique ressentent cette tension et comment ils y font face.
Intérêt économique, mission santé
Les conflits éthiques rencontrés peuvent conduire les marketeurs à des situations dites de « dissonance morale ». Cela renvoie à des moments durant lesquels les comportements ou décisions d’un individu entrent en conflit avec ses valeurs morales. La dissonance morale, parce qu’elle met en jeu des éléments centraux dans l’identité de l’individu comme ses valeurs, peut générer un important inconfort psychologique, donner naissance à de la culpabilité et atteindre l’estime de soi.
L’individu va alors s’engager dans des stratégies visant à réduire cet état de dissonance qui reposent principalement sur le recours à des mécanismes d’autojustification mais peuvent aussi consister à changer de comportement ou rechercher du soutien social.
Pour comprendre les attitudes des professionnels du marketing dans le secteur pharmaceutique, nous avons mené des entretiens approfondis avec 18 d’entre eux.
Ils traduisent, chez ces individus, des conflits éthiques plus ou moins graves. Ceux-ci ont trait, en majorité, à des décisions qui présentent un intérêt économique alors qu’elles induisent un manquement par rapport à la mission santé. Il peut s’agir d’un préjudice potentiel aux patients, d’une infraction à la réglementation ou encore d’un manquement à un principe de déontologie professionnelle. Les conflits semblent vécus avec d’autant plus d’intensité que le choix a des conséquences importantes sur la santé des patients.
Le tournant de l’affaire Servier
Pour résoudre ce conflit, trois stratégies ressortent de notre série d’entretiens. La première d’entre elles consiste à minimiser le caractère sensible au regard de l’éthique. C’est adopter une politique de l’autruche, ignorer le conflit ou l’évacuer le plus vite possible.
Un enquêté nous explique par exemple :
« Je ne dirais pas non plus que l’industrie pharmaceutique est blanche comme neige. Il y a eu des cas comme Servier, de gens qui ont été malhonnêtes. Mais ce n’est pas le cas de la plupart des gens qui travaillent dans le secteur. Ils sont contents de travailler dans une industrie qui a apporté du bien à la société ».
Selon ces professionnels, les missions santé et économique ne rentrent pas en compétition : faire du profit est un moyen de financer la recherche médicale. Les laboratoires pharmaceutiques apparaissent ainsi comme « les principaux investisseurs dans la santé ».
En outre, ils soulignent que leurs pratiques sont extrêmement encadrées par la loi. Plusieurs répondants rappellent que le Mediator a fait date :
« Il n’y a plus de problème car tout a été réglementé. Les problèmes de conflit d’intérêt type Servier, c’est fini, ça ne peut plus se produire. Il y a eu vraiment un avant et un après Mediator, ça a vraiment changé ».
Ne pouvant pas ignorer les attaques portées par la presse à l’encontre de l’industrie pharmaceutique, ils s’en défendent en dénonçant en retour le rôle des médias qui les attisent, des titres qui recherchent à « faire du buzz » et des « journalistes qui n’ont que ça à se mettre sous la dent ».
D’autres répondants, au contraire, ont bien conscience des risques que présente le produit commercialisé pour les patients. Toutefois, ils affirment précisément prendre ces risques au nom du bien du patient. Voici par exemple comment se justifie la décision de doubler les doses recommandées par la réglementation pour des enfants atteints de pathologies graves :
Comme des héros
« Même si c’est un produit qui est dangereux, potentiellement dangereux, et sur lequel tu n’as pas trop de recul, tu te dis que tu peux décider avec le responsable scientifique de soutenir les médecins doublant les doses parce qu’il y avait un intérêt thérapeutique. »
La mise en avant du bien du patient est troublante car elle conduit les marketeurs à occulter la dimension économique de leur activité et à la présenter comme secondaire. Pourtant un doublement des doses permet bel et bien de développer les ventes du produit.
Se référer au bien-être du patient peut ainsi paradoxalement servir à cautionner des actes non éthiques.
Le tout en se présentant même parfois comme des héros qui accomplissent de véritables miracles pour leurs patients. L’un d’entre eux se justifie :
« Notre produit était très bénéfique aux patients, tout le monde nous en était reconnaissant… On avait à la fois des professionnels de santé qui nous disaient “nos patients sont ravis, les taux de cholestérol sont super bas, c’est génial” et des patients qui témoignaient “mon médecin me force à prendre des hypocholestémiants depuis trois ans et j’avais toujours mal partout… ça fait deux mois que je prends vos produits et non seulement mon taux de cholestérol est bas mais surtout je n’ai plus mal nulle part” ».
Leur façon de présenter leur métier finit même parfois par se confondre avec celle des soignants.
Dernière stratégie, certains répondants constatent que la logique de rentabilité prime sur la mission santé, et développent une défiance face aux discours développés par les autres commerciaux :
« De nos jours, l’argent prend une ampleur tellement importante et j’ai l’impression qu’il y a très peu d’éthique dans les organismes et chez les personnes qui commercialisent les produits. »
La désillusion de ces marketeurs est telle que, contrairement aux cas évoqués précédemment, ils n’arrivent plus à trouver d’arguments pour justifier leurs actions marketing et réduire leur mal-être.
« Je n’étais pas très tranquille car j’avais l’impression de vendre quelque chose qui pouvait peut-être faire du mal aux gens ou même être fatal pour certaines personnes. Je culpabilisais un peu en fait… Je me disais que j’aurais bien aimé commercialiser des vêtements, en tout cas des produits clairs. »
La seule issue à leur dissonance semble ainsi d’éviter les pratiques posant problème en changeant de fonction, d’entreprise, voire même en quittant définitivement le secteur pharmaceutique.
Affaires de formation et de réglementation
Que faire alors ? Il semble difficile d’adresser des recommandations aux laboratoires car se pose la question de la réelle volonté des directions générales à prévenir les comportements non éthiques des salariés lorsque ces comportements sont adoptés dans leur intérêt économique.
Toutefois, la mise en avant de l’existence de la dissonance morale et de la souffrance psychologique qu’elle engendre chez les travailleurs devrait les préoccuper. Des études montrent en effet que celles-ci impliquent des conséquences négatives, telles que la perte d’implication au travail ou l’augmentation du turnover.
Cela prévaut d’autant plus dans l’industrie pharmaceutique qui touche à une noble cause, la santé, à laquelle les répondants demeurent généralement très attachés.
Au niveau externe, il conviendrait d’intégrer une dimension éthique de manière plus systématique dans les formations au marketing, tout particulièrement dans les cursus spécialisés en marketing de la santé.
Par ailleurs, si la loi s’est renforcée, notamment après l’affaire du Mediator, notons que cela n’a pas empêché de nouveaux scandales, en particulier sur de nouveaux marchés comme les implants. L’État, pour protéger le citoyen, devrait ainsi notamment s’intéresser aux produits para-médicaux qui font aujourd’hui l’objet d’une réglementation moins contraignante.
Loréa Baïada-Hirèche, Maître de conférences en management des ressources humaines, Institut Mines-Télécom Business School ; Anne Sachet-Milliat, Enseignant-chercheur en éthique des affaires, ISC Paris Business School et Bénédicte Bourcier-Béquaert, Enseignant-chercheur en marketing, ESSCA École de Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.