La voiture individuelle constitue une source majeure de pollution. Mais comment se passer de son véhicule personnel lorsqu’on habite loin d’un centre-ville, dans une zone peu desservie par les transports en commun ? Andrea Araldo, chercheur à Télécom SudParis, mène un projet de recherche visant à repenser l’accessibilité des métropoles, en faveur des laissés-pour-compte de la mobilité urbaine.
Le secteur des transports est à l’origine de 30 % des émissions de gaz à effet de serre en France. Et en regardant de plus près, le coupable principal apparaît clairement : les voitures individuelles, responsables de plus de la moitié du CO2 rejeté dans l’atmosphère par l’ensemble des modes de transport.
Afin de préserver l’environnement, les automobilistes sont donc vivement encouragés à délaisser leur véhicule, au profit d’une mobilité moins polluante. Cependant, cette invitation se heurte à la répartition inégale des transports en commun au sein des métropoles. Car si les centres-villes sont généralement bien desservis, l’accessibilité s’avère largement plus faible en banlieue (où les temps de marche et d’attente sont beaucoup plus longs). Dès lors, la voiture individuelle apparaît comme la seule option viable dans ces zones.
Le projet MuTAS (Multimodal Transit for Accessibility and Sustainability, « Mobilité Multimodale Accessible et Durable »), sélectionné par l’Agence nationale de la recherche (ANR) dans le cadre de l’appel à projets générique 2021, vise à réduire ces inégalités d’accessibilité à l’échelle des grandes villes. Son idée est de donner les clés permettant de fournir une offre de mobilité complète, équitable et multimodale, en associant les transports en commun à itinéraire et horaires fixes aux services de transport à la demande, à l’instar des VTC ou des taxis partagés. Ceux-ci peuvent en effet prendre le relais des bus et des trains dans les zones moins desservies. « De cette façon, il s’agit d’améliorer l’accessibilité des banlieues, ce qui permet aux habitants de laisser leur voiture individuelle au garage, au profit des transports en commun, et de contribuer ainsi à réduire la pollution et la congestion routière », décrit Andrea Araldo, chercheur à Télécom SudParis et porteur du projet MuTAS, qui a été, par le passé… propriétaire et moniteur d’auto-école.
Améliorer l’accessibilité sans faire flamber les coûts
Alors comment intégrer la mobilité à la demande à l’offre de transports en commun, sans entraîner un surcoût démesuré pour les collectivités ? En effet, la problématique budgétaire reste au cœur des enjeux de MuTAS. Car l’idée n’est pas de déployer des milliers de véhicules à la demande pour améliorer l’accessibilité, mais de rendre l’offre de transports plus équitable au sein des métropoles, à coût équivalent (ou avec une augmentation limitée).
Par conséquent, il s’agit de répondre à de nombreuses questions, tout en respectant cette contrainte. Dans quelles zones convient-il d’ajouter des services de mobilité à la demande ? Combien de véhicules faut-il déployer ? Comment adapter cette offre à chaque moment de la journée ? Et les réponses à apporter concernent également les transports en commun. Comment optimiser les lignes de bus et de train, pour une coordination efficace avec la mobilité à la demande ? Quels sont les meilleurs itinéraires à emprunter ? Quelles stations peuvent être supprimées, définitivement ou seulement à certaines heures ?
Pour résoudre ce problème complexe d’optimisation, Andrea Araldo et ses équipes proposent de recourir à l’intelligence artificielle, en procédant selon trois phases.
Optimiser un graphe…
La première consiste à modéliser le problème sous la forme d’un graphe. Dans ce dernier, les nœuds correspondent à des stations de bus ou de train, dont chaque ligne est représentée par une succession d’arcs, chacun possédant un temps de trajet. « Ce qu’il faut noter ici, c’est que nous nous appuyons uniquement sur des données réelles et publiques, souligne Andrea Araldo. D’autres travaux de recherche ont été menés autour de ces problématiques, mais à un niveau plus abstrait. Dans le cadre de MuTAS, nous utilisons des données ouvertes et standardisées, fournies par plusieurs villes du monde, comprenant les itinéraires, les horaires, les temps de trajet, etc., mais également des statistiques de densité de population. Ainsi, nous modélisons des systèmes réels de transports en commun. » La mobilité à la demande est également ajoutée au graphe sous forme d’arcs, reliant des zones moins desservies à des nœuds du réseau. Cela traduit l’idée de permettre aux habitants éloignés du centre-ville de rejoindre une station de bus ou de train à l’aide de VTC ou de taxis partagés.
Pour optimiser les déplacements sur un territoire, les chercheurs commencent par modéliser les lignes de transports en commun par un graphe.
… grâce à l’intelligence artificielle
Le graphe ainsi modélisé sert de point de départ à la deuxième phase. À cette étape, intervient un algorithme d’apprentissage par renforcement, une méthode appartenant au champ du machine learning. C’est lui qui va déterminer, à l’issue de plusieurs itérations, les améliorations à apporter au réseau, par exemple en désactivant des stations, en supprimant des lignes, en ajoutant des services de mobilité à la demande… « De plus, le système doit être capable d’adapter sa structure, de façon dynamique, en fonction de l’évolution de la demande pendant la journée, ajoute le chercheur. Il faut que le réseau de transports traditionnels soit dense et étendu aux heures de pointe, mais il peut significativement se rétrécir pendant les heures creuses, pour laisser place, dans le dernier kilomètre, à la mobilité à la demande, plus efficace lorsque le nombre de passagers est plus faible. »
Et ce n’est pas la seule complexité. Car les diverses décisions influent les unes sur les autres : par exemple, si l’on supprime une ligne de bus à un endroit, il faudra davantage de services de taxis partagés ou de VTC pour la remplacer. Or, l’algorithme intervient aussi bien sur l’offre de transports en commun que sur la mobilité à la demande. Son objectif va donc être d’atteindre une situation optimale du point de vue d’une distribution équitable de l’accessibilité.
Mais comment évaluer cette accessibilité ? S’il existe de nombreuses méthodes pour y parvenir, les chercheurs ont choisi deux mesures adaptées à une optimisation de graphe. La première est un « score de rapidité », correspondant à la distance maximale pouvant être parcourue depuis un point de départ en un temps limité (par exemple en 30 minutes). La seconde est un « score de socialité », représentant le nombre de personnes qu’il est possible de rejoindre à partir d’un certain point, toujours en une durée limitée.
Concrètement, l’algorithme va prendre un indicateur pour référence, en l’occurrence une mesure de l’accessibilité de l’endroit le moins accessible du territoire. Le but étant de rendre l’offre de transports la plus équitable possible, il va chercher à optimiser cet indicateur (optimisation « max-min »), tout en respectant des contraintes, telles que le coût. Pour y parvenir, il va prendre une série de décisions concernant le réseau, au début de façon aléatoire. Puis, à la fin de chaque itération, en analysant les flux de passagers, il va calculer la « récompense » associée : l’amélioration de l’indicateur de référence. L’algorithme s’arrête ensuite une fois l’optimum atteint, ou bien au bout d’un temps préalablement déterminé.
Cette démarche lui permet d’établir une connaissance de son environnement, en associant à chaque structure du réseau (selon les décisions prises) la récompense attendue. « L’avantage d’une telle approche est qu’une fois l’algorithme entraîné, il est possible de se servir de cette base de connaissance sur un autre réseau, explique Andrea Araldo. Par exemple, je peux utiliser le travail d’optimisation réalisé à Paris comme base de départ pour une démarche similaire à Berlin. Cela représente un gain de temps précieux par rapport aux méthodes traditionnelles employées pour structurer les réseaux de transports, qui nécessitent de repartir de zéro à chaque nouveau projet. »
Tester les résultats obtenus sur les usagers (virtuels) d’Île-de-France
Enfin, la dernière phase vise à valider les résultats obtenus sur un modèle détaillé. En effet, si les modèles de la première étape tendent à reproduire la réalité, ils n’en représentent qu’une version simplifiée. Un passage obligé, étant donné qu’ils sont ensuite utilisés pour de nombreuses itérations, dans le cadre de l’apprentissage par renforcement. S’ils possédaient un niveau de détail très fin, un tel travail nécessiterait alors une puissance de calcul énorme ou un temps de traitement trop long.
La troisième étape consiste donc premièrement à modéliser finement le réseau de transports d’une métropole (en l’occurrence la région Île-de-France), toujours en s’appuyant sur des données réelles, mais cette fois plus détaillées. Pour intégrer toutes ces informations, les chercheurs vont recourir à un simulateur appelé SimMobility, développé au MIT, à l’issue d’un projet auquel Andrea Araldo a contribué. L’outil permet de simuler le comportement des populations à l’échelle de l’individu, chacun étant représenté par un « agent » possédant ses propres caractéristiques et préférences (activités planifiées dans la journée, trajets à parcourir, volonté de réduire le temps de marche, de minimiser le nombre de correspondances…). Pour cela, il s’appuie sur les travaux de Daniel McFadden (prix Nobel d’économie en 2000) et de Moshe Ben-Akiva autour des « modèles de choix discrets », permettant notamment de prédire les choix entre plusieurs modes de transport.
À l’aide de ce simulateur et de bases de données publiques (études sociodémographiques, réseaux routiers, fréquentation des transports, etc.), Andrea Araldo et ses équipes, en collaboration avec le MIT, vont donc générer une population synthétique représentant les usagers d’Île-de-France, via une phase de calibration. Une fois que le modèle reproduit fidèlement la réalité, il est alors possible de le soumettre au nouveau système optimisé de transports et de simuler les réactions des utilisateurs. « Il faut toutefois garder à l’esprit qu’il s’agit seulement d’une simulation, tempère le chercheur. Si notre démarche permet de prédire de façon réaliste le comportement des usagers, elle ne correspond certainement pas à 100 % à la réalité. Pour s’en rapprocher davantage, il faudrait des analyses plus fines et des collaborations approfondies avec les organismes de gestion des transports. »
Les résultats obtenus pourront toutefois servir à favoriser une mobilité urbaine plus équitable et in fine à diminuer son empreinte écologique. D’autant que l’essor de l’électrification et de l’automatisation pourrait amplifier les bénéfices environnementaux. Néanmoins, selon Andrea Araldo, « les voitures électriques et autonomes ne constituent pas une solution miracle pour sauver la planète. Elles ne peuvent s’avérer pleinement vertueuses que dans le cadre d’une offre de transports publics multimodale. »
Bastien Contreras