Près de 80 ans après la découverte de la fission nucléaire, celle-ci n’en finit pas de nous dévoiler ses mystères. Dernier en date : une collaboration internationale a découvert ce qui fait tourner les fragments de noyaux après la fission. De quoi mieux comprendre le fonctionnement des noyaux des atomes, mais aussi améliorer nos futures centrales nucléaires.
Prenez des noyaux d’uranium-238 (ceux utilisés dans nos centrales nucléaires), bombardez-les de neutrons, et regardez la manière dont ils se cassent en deux noyaux de différentes tailles. Ou, plus précisément, observez comment ces fragments tournent sur eux-mêmes. Telle est, en résumé, l’expérience menée par les chercheurs et chercheuses de 37 instituts issus de 16 pays, portée par le laboratoire Irène Joliot-Curie à Orsay dans l’Essonne. Leur résultat, qui permet de mieux comprendre la fission nucléaire, est publié dans la revue Nature. Plusieurs équipes françaises ont participé à cette découverte.
Le mystère du spin des noyaux
Mais pourquoi donc est-il nécessaire de mener de telles expériences ? Ne connaît-on pas parfaitement la fission, depuis la découverte de ce phénomène à la fin des années 30 par les chimistes allemands Otto Hahn et Fritz Strassmann, et la physicienne autrichienne Lise Meitner ? N’y a-t-il pas des centaines de réacteurs nucléaires à fission dans le monde, permettant de tout comprendre ? Eh bien non ! il reste quelques mystères, et parmi eux, celui du spin des fragments de noyau. Le spin est l’équivalent, dans le monde quantique, d’un moment angulaire. C’est en quelque sorte la manière dont le noyau tourne sur lui-même, comme une toupie.
Même lorsque le noyau originel ne possède pas de spin, les noyaux résultants de la fission tournent sur eux-mêmes. Comment acquièrent-ils ce moment angulaire ? Qu’est-ce qui génère cette rotation ? Jusqu’ici, deux hypothèses contradictoires existaient. Première hypothèse, qui avait la faveur de la majorité des physiciens : ce spin se crée avant la fission. Dans ce cas, il doit y avoir une corrélation entre les spins des deux fragments. Deuxième hypothèse : le spin des fragments est engendré après la fission, et ces spins sont alors indépendants l’un de l’autre. Le résultat obtenu par les 37 équipes est sans appel : cette seconde hypothèse est la bonne.
184 détecteurs, 1 200 heures d’irradiation
« Il faut imaginer le noyau comme une goutte liquide, explique Muriel Fallot, enseignante-chercheuse au laboratoire Subatech (sous tutelle d’IMT Atlantique, du CNRS et de l’Université de Nantes), qui a participé à l’expérience. Lorsqu’il est heurté par le neutron, il se casse, et chaque fragment est déformé comme le serait une goutte subissant un choc. C’est lorsque le fragment tend à revenir à sa forme sphérique pour acquérir plus de stabilité que l’énergie dégagée est convertie en chaleur et en énergie de rotation. »
Pour parvenir à ces résultats, les équipes ont irradié non seulement de l’uranium-238, mais aussi du thorium-232, deux noyaux capables de se casser sous le choc d’un neutron (on parle de noyaux fissiles). Et ce, pendant plus de 1 200 heures, entre février et juin 2018. Ces fragments dissipent l’énergie accumulée sous forme de rayonnement gamma. Celui-ci est détecté à l’aide de 184 détecteurs situés tout autour des noyaux bombardés. Or, selon le spin des fragments, les photons n’arrivent pas avec le même angle. L’analyse du rayonnement permet donc de remonter au spin des fragments. Ces expériences ont été menées à l’accélérateur ALTO, situé à Orsay.
Mieux comprendre l’interaction forte
Ces résultats, très importants pour mieux comprendre la physique fondamentale de la fission nucléaire, vont désormais être analysés par les physiciens théoriciens du monde entier. Certains modèles théoriques devront être abandonnés, d’autres vont intégrer ces données pour expliquer quantitativement la fission. Ils devraient permettre de mieux prédire la stabilité des noyaux radioactifs.
« Aujourd’hui, on sait prévoir la durée de vie de certains noyaux lourds, mais pas de tous, indique Muriel Fallot. Plus ils sont instables, moins on sait prédire. Ces travaux permettront de mieux comprendre l’interaction forte, celle qui lie les protons et les neutrons au sein des noyaux. Car cette interaction forte dépend du spin. »
Des applications pour les réacteurs du futur
Ces nouvelles connaissances vont d’abord bénéficier aux chercheurs qui travaillent sur la production de noyaux « exotiques », très lourds, ou bien comportant un fort excès de protons par rapport aux neutrons (ou l’inverse). Verra-t-on bientôt, grâce à ces résultats, la production de nouveaux noyaux encore plus lourds ? Ceux-ci apporteraient du grain à moudre aux théoriciens pour comprendre toujours mieux les interactions nucléaires au sein des noyaux.
En plus d’être très intéressants sur le plan fondamental, ces résultats ont des applications importantes pour l’industrie nucléaire. En effet, dans une centrale nucléaire, un noyau issu de la fission, et qui « tourne vite » sur lui-même, émet beaucoup d’énergie sous forme de rayonnement gamma. Ce qui peut abîmer certains matériaux comme les gaines des combustibles. Or, « on ne sait pas bien prévoir cette dissipation d’énergie, il y a jusqu’à 30 % d’écart entre les calculs et l’expérience, note Muriel Fallot. Cela a des répercussions sur le dimensionnement de ces matériaux. » Si les réacteurs actuels sont bien maîtrisés grâce à toute l’expérience acquise, ces résultats seront surtout utiles pour les futurs réacteurs plus innovants.
Cécile Michaut