Benoît Demil, I-site Université Lille Nord Europe (ULNE) et Geoffrey Leuridan, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
La crise du Covid-19 a mis durablement le système de santé sous tension, en France comme ailleurs dans le monde. Le personnel hospitalier a ainsi fait face à des afflux croissants de patients, souvent dans des conditions matérielles difficiles : pénurie de masques et de matériel de protection dans un premier temps, manque de respirateurs et de produits anesthésiants ensuite, saturation des services de réanimation pour accueillir les patients plus récemment.
À ces difficultés, sont venus s’ajouter des problèmes logistiques qui n’ont fait qu’accroître les problèmes de pénuries. Dans ces conditions extrêmes d’activité, et malgré toutes les difficultés, le système hospitalier a tenu et a absorbé le choc de la crise : « L’hôpital n’a pas craqué » pour reprendre les termes d’Étienne Minvielle et de Hervé Dumez, coauteurs d’un rapport sur le système de management hospitalier français dans la crise Covid-19.
Si l’on peut se demander jusqu’à quand une telle prouesse est possible, et à quel prix, on peut également s’interroger sur la résilience et la fiabilité du système de santé. En d’autres termes, comment une capacité de soin peut-elle se maintenir à qualité constante, dans un contexte de pression extrême sur son organisation ?
C’est ce que nous avons cherché à comprendre, dans une étude menée pendant 14 mois, hors période Covid, auprès des acteurs du service d’urgences vitales d’un centre hospitalier universitaire.
Des organisations de haute fiabilité
Les concepts de résilience et de fiabilité, devenus à la mode avec la crise actuelle, font depuis une trentaine d’années l’objet de nombreuses recherches en sciences des organisations – plus particulièrement celles portant sur les organisations de haute fiabilité – en anglais High Reliability Organizations (HRO).
Ces recherches mettent en lumière les mécanismes et les facteurs permettant à des systèmes sociotechniques complexes de maintenir une sûreté et une qualité de service constante – bien que des risques de défaillance restent possibles, avec d’importantes conséquences.
L’exemple type de HRO est le porte-avions. On sait que la déférence à l’expertise et aux compétences dans le groupe de travail, les routines d’apprentissage permanent, ou encore l’entraînement expliquent qu’il puisse assurer sa mission première dans la durée. Mais on sait moins, en revanche, comment les acteurs gèrent les ressources nécessaires à leur activité, et en quoi cette gestion influence la résilience et la fiabilité.
Deux types de situations
Dans un service d’urgences vitales, l’activité est continue, mais irrégulière, tant quantitativement que qualitativement. Certaines journées se déroulent calmement, avec un nombre de patients peu élevé, des pathologies classiques, et une prise en charge qui ne révèle pas de difficultés particulières. Les risques de dégradation de la santé des patients sont bien sûr toujours là, mais restent sous contrôle. Ce contexte est celui qui est le plus fréquemment observé : 80 des 92 situations d’intervention retranscrites et analysées dans notre recherche s’y rattachent.
Cependant, il arrive aussi que l’activité soit perturbée de façon importante par un afflux brutal de patients (par exemple, suite à un grave accident de la route), ou par l’évolution rapide et soudaine de l’état de santé d’un patient. La tension devient alors palpable dans l’unité, les gestes se font plus rapides et précis, les échanges verbaux entre soignants sont brefs et centrés sur ce qui est en train de se dérouler.
Dans l’un et l’autre cas, les observations effectuées montrent une gestion différenciée des ressources, qu’elles soient humaines, techniques ou spatiales. Pour comprendre ces écarts, il faut faire appel à un concept ancien des théories des organisations : le slack organisationnel, mis en lumière dès 1963 par Richard Cyert et James March.
Du slack pour les chocs
Ce concept, important dans l’étude des organisations, se définit par des ressources en excès par rapport à un fonctionnement optimal. Les organisations ou leurs membres accumulent ce slack pour faire face à de multiples demandes, parfois contradictoires.
La vie des organisations offre une multitude d’occasions de produire et d’utiliser le slack. Il s’agit, par exemple, des réserves financières qu’une entreprise garde par-devers soi « au cas où… », des stocks de sécurité qu’un responsable de la production constitue, de la redondance de certaines fonctions ou fournisseurs, des quelques jours supplémentaires que l’on s’accorde pour un projet, des budgets surdimensionnés négociés par un gestionnaire afin de remplir ses objectifs de fin d’année, etc.
Toutes ces pratiques, assez courantes dans les organisations, participent de deux façons à la résilience.
En premier lieu, elles permettent en effet d’éviter les chocs imprévisibles, tels que la défaillance d’un sous-traitant, l’arrêt maladie d’un salarié, un imprévu dans un projet ou une panne de machine. De plus, en situation de risques, elles s’opposent à la disruption du système sociotechnique en le maintenant dans un environnement non dégradé.
En second lieu, ces pratiques ont pour intérêt d’absorber les conséquences négatives de chocs, lorsque ces derniers surviennent de façon inattendue – qu’il s’agisse d’une grève ou de l’arrivée soudaine de patients dans un service d’urgence.
Qu’en est-il à l’hôpital ?
Constatons d’abord que dans un service d’urgences vitales, les acteurs produisent et utilisent le slack en permanence. Il provient en effet des négociations que la cheffe de service mène auprès de son administration, pour obtenir et défendre les espaces et le personnel nécessaires au meilleur fonctionnement possible de son unité. Ces négociations sont loin de l’activité quotidienne de soin, mais sont vitales pour le bon fonctionnement de l’organisation.
Au niveau opérationnel, les soignants libèrent également rapidement des ressources, notamment en matière de lits vacants, pour pouvoir accueillir de nouveaux patients arrivant de façon impromptue. Le système de gestion de l’ordre de priorité des patients et de leur transfert est un moyen utilisé communément pour toujours disposer d’un excès de ressources disponibles.
Dans la plupart des cas, ces pratiques de négociation et de rotation rapide des ressources permettent de faire face aux situations rencontrées durant l’activité de l’unité. Il arrive cependant que, de par la nature même de l’activité, ces pratiques ne soient pas suffisantes. Comment se débrouillent alors les soignants ?
Jonglage permanent
Nos observations montrent que d’autres pratiques viennent contrebalancer des ressources temporairement insuffisantes.
Il peut s’agir d’appeler des collègues de jour comme de nuit dans le service, ou hors de celui-ci, pour donner un « coup de main ». Ou bien, de reconfigurer l’espace pour créer un lit supplémentaire avec l’appareillage technique nécessaire. Ou encore, de négocier un transfert rapide des patients vers d’autres services.
C’est au prix de ce jonglage permanent que les soignants font face aux situations d’urgence pouvant les dépasser et mettre la vie des patients en danger. Il s’agit pour eux d’utiliser au mieux les ressources dont ils disposent, mais également d’en produire localement et temporairement quand la situation d’urgence le requiert.
Tous les coûts sont-ils permis ?
L’existence du slack pose un problème fondamental aux organisations – notamment celles dont l’activité nécessite d’être résiliente afin d’assurer un haut degré de fiabilité. Conserver des ressources inutilisées « au cas où… », c’est en effet s’opposer à une logique gestionnaire cherchant à optimiser l’utilisation des ressources, qu’elles soient humaines, financières ou matérielles – comme le veut le New Public Management depuis les années 1980, avec l’intention de faire baisser les coûts dans les services publics.
Cette logique a clairement impacté le système de santé, et en particulier le système hospitalier français depuis une vingtaine d’années. Et l’épisode récent des problèmes de stocks stratégiques de masques, au début de la pandémie de Covid, en a été la malheureuse illustration.
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Au-delà de l’hôpital, des experts militaires ont récemment fait le même constat, en notant que « la préoccupation économique en matière de défense, disons l’efficience, est une idée très récente », qui « s’oppose aux notions militaires de “réserve”, de “redondance” et de capacité de “remontée de puissance”, indispensables à l’efficacité opérationnelle et à ce que l’on appelle aujourd’hui la résilience ».
Naturellement, cette recherche d’optimisation ne touche pas que les organisations publiques. Or, elle va souvent de pair avec une plus grande vulnérabilité des systèmes sociotechniques concernés. C’est en tout cas le constat que l’on a pu tirer pendant cette crise sanitaire, au regard de l’optimisation mise en place au niveau mondial pour réduire les coûts dans les chaînes logistiques des entreprises.
Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer le récent échouage de l’Ever Given. Bloqué pendant une semaine dans le canal de Suez, ce porte-conteneur géant a paralysé 10 % du commerce mondial pendant une semaine. Quels enseignements doit-on en tirer ?
Dans les urgences, un phénomène rendu invisible
Tout d’abord, il importe pour les organisations visant la haute fiabilité de garder à l’esprit que maintenir un slack a un coût, et qu’il est donc nécessaire d’identifier les systèmes ou sous-systèmes pour lesquels la résilience doit être absolument assurée. Entre un slack synonyme de gaspillage de ressources et un slack permettant la résilience, la marge de manœuvre est étroite.
Assumer ce coût requiert par ailleurs un exercice de pédagogie, afin qu’il puisse être non seulement accepté en pleine connaissance de cause par toutes les parties prenantes, mais aussi justifié et défendu.
Enfin, l’étude que nous avons menée dans un service d’urgences vitales a pu montrer que si le slack est produit pour une part dans l’action, il disparaît une fois la situation stabilisée.
Ce phénomène est ainsi rendu largement invisible pour les gestionnaires des structures hospitalières. Or, si ces micropratiques ne sont pas mesurées par les indicateurs traditionnels de performance, elles y participent pourtant de manière considérable : la leçon n’est pas forcément nouvelle, mais elle vaut d’être répétée pour ne pas être oubliée…
Benoît Demil, professeur de management stratégique, I-site Université Lille Nord Europe (ULNE) et Geoffrey Leuridan, enseignant chercheur, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.