Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima : le rôle des accidents dans la gouvernance nucléaire

Stéphanie Tillement, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom et Olivier Borraz, Sciences Po

Jusque dans les années 1970, les centrales nucléaires étaient jugées intrinsèquement sûres, par conception. L’accident était appréhendé comme hautement improbable, pour ne pas dire impossible par les concepteurs et exploitants ; cela en dépit d’incidents récurrents qui ne faisaient l’objet d’aucune publicité.

Tout bascule en 1979 avec l’accident Three Mile Island (TMI) aux États-Unis. Largement médiatisé malgré l’absence de victimes, il apporte la preuve qu’un accident dit « majeur », ici avec fusion du cœur, est possible.

Dans les décennies suivantes, deux autres accidents majeurs, classés 7 sur l’échelle INES (International Nuclear Event Scale), surviennent : Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011.

Le tournant des années 1980

Les niveaux de classements des événements sur l’échelle INES.
IRSN, CC BY-NC-ND

Nous ne reviendrons ici, ni sur cette catégorisation, ni sur l’invention, après l’accident de Tchernobyl, de l’échelle INES permettant de classer les événements anti-sécuritaires sur une échelle graduée, allant d’un simple écart à la norme jusqu’à l’accident majeur.

Nous partirons de la conversion, à partir de 1979, de l’accident comme événement inenvisageable en événement possible, appréhendé et présenté par les experts nucléaires comme une opportunité d’apprentissage et d’amélioration.

Dès lors, l’accident offre l’occasion de « tirer les leçons » afin de renforcer la sûreté nucléaire, dans une démarche d’amélioration continue.

Mais quelles leçons exactement ? Le dernier accident en date, Fukushima, a-t-il conduit à des évolutions profondes dans la gouvernance des risques nucléaires, à l’instar de Tchernobyl ?

La fin de la logique de la faute

Three Mile Island est souvent présenté comme le premier accident nucléaire : en dépit des barrières techniques et procédurales alors en place, l’accident a lieu, il est donc possible.

Certains, comme le sociologue Charles Perrow, le qualifient même de « normal », au sens d’inévitable, du fait de la complexité des installations nucléaires et du couplage fort – c’est-à-dire des interdépendances très fortes entre les éléments composant le système –, susceptibles d’entraîner des « effets boule de neige » difficilement maîtrisables.

Du côté des experts institutionnels, industriels et académiques, l’analyse de l’accident modifie la vision de la place de l’homme dans ces systèmes et de l’erreur humaine : de problème moral, imputable aux « mauvais comportements » humains, il devient un problème systémique, imputable à une mauvaise conception du système.

Rompant avec la logique de la faute, ces leçons ont ouvert la voie à la systématisation du retour d’expérience, prônant une logique de transparence et d’apprentissage.

Tchernobyl et la gouvernance des risques

C’est avec Tchernobyl que l’accident devient « organisationnel », conduisant les organisations nucléaires comme les pouvoirs publics à lancer des réformes structurantes des doctrines de sûreté, fondées sur la reconnaissance du caractère essentiel des « problèmes d’organisation et de culture […] à la sûreté des opérations » (AIEA, 1999).

C’est aussi Tchernobyl qui initie des évolutions majeures des modalités de gouvernance des risques, aux échelles internationale, européenne et française. Un ensemble d’organisations et de dispositions législatives et réglementaires font alors leur apparition, dans le double souci de tirer les leçons de l’accident survenu dans la centrale ukrainienne et d’éviter qu’un tel accident se produise ailleurs.

La loi du 13 juin 2006 relative à la « transparence et à la sécurité en matière nucléaire » (dite TSN) qui promulgue, entre autres, le statut de l’ASN comme Autorité administrative indépendante du gouvernement, en est une manifestation emblématique.

 

Une possibilité pour chaque pays

25 ans après Tchernobyl, c’est le Japon qui fait l’expérience d’un accident au sein de la centrale de Fukushima-Daïchi.

Tandis que l’accident survenu en 1986 pouvait être imputé, pour partie, au régime soviétique et à sa technologie RBMK, la catastrophe de 2011 concerne une technologie de conception américaine et un pays que beaucoup considèrent à la pointe de la modernité.

Avec Fukushima, l’accident grave redevient une possibilité qu’aucun pays ne saurait écarter. Il ne donne pourtant pas lieu aux mêmes mobilisations que celui de 1986.

Fukushima, point de rupture ?

Dix ans après la catastrophe japonaise, on peut en effet faire le constat que celle-ci n’a pas initié de rupture profonde : ni dans la manière de concevoir, maîtriser et contrôler la sûreté des installations ; ni dans les plans et dispositifs conçus pour gérer une crise similaire en France (ou en Europe).

C’est ce que montrent notamment les travaux réalisés dans le cadre du projet de recherche Agoras.

S’agissant de la préparation à la gestion de crise, Fukushima a conduit à réinterroger les frontières temporelles entre phase d’urgence et phase post-accidentelle, et à investir davantage cette dernière.

Cette catastrophe a également conduit les autorités françaises à publier, en 2014, un plan de préparation à la gestion d’un accident nucléaire, faisant entrer ce dernier dans le régime commun de la gestion de crise.

Ces deux éléments se sont traduits par un renforcement du volet sécurité civile dans les exercices nationaux de gestion de crise conduits annuellement en France.

Mais comme le soulignent de récents travaux, l’observation de ces exercices nationaux n’a pas révélé d’évolution significative, ni dans leur organisation et leur déroulement ; ni dans le contenu des plans et dispositifs, ni plus généralement dans la manière d’appréhender une crise résultant d’un accident majeur. À l’exception toutefois de la création de groupes nationaux capables d’intervenir rapidement sur site (la FARN).

Des changements limités

On peut certes considérer qu’à l’image des effets induits par les accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl, les transformations structurelles prennent du temps et qu’il est peut-être encore trop tôt pour constater une absence de changements significatifs.

Mais les travaux menés dans le cadre d’Agoras nous amènent à formuler l’hypothèse que les changements demeureront limités ; cela pour deux raisons.

Une première raison tient au fait que des changements structurels ont été entrepris dans les 20 ans qui ont suivi l’accident de Tchernobyl ; on a vu la mise en place d’organisations dédiées à la prévention des accidents et à la préparation à la gestion de crise – comme l’ASN en France, ou encore des organismes de coopération européens (WENRA, ENSREG) et internationaux.

Ceux-ci ont entamé un travail continu sur les accidents nucléaires, développant progressivement des outils de compréhension et de réponse, ainsi que des mécanismes de coordination entre responsables publics et industriels, nationaux et internationaux.

Ces outils ont été « activés » à la suite de l’accident de Fukushima et ont permis de proposer rapidement une explication de cet accident, d’engager des procédures communes comme les évaluations complémentaires de sûreté (les fameux « stress tests »), et de proposer collectivement des révisions limitées des normes existantes de la sûreté nucléaire.

Ce travail a permis de normaliser l’accident, en le faisant entrer dans les organisations et cadres de pensée existants de la sûreté nucléaire.

Cela a contribué à établir la conviction, parmi les professionnels du secteur et les pouvoirs publics français, que le régime de gouvernance en place était en mesure de prévenir et de faire face à un événement de grande ampleur, sans qu’il soit nécessaire de le réformer profondément.

L’inertie du système français

Une deuxième raison tient aux relations étroites qu’entretiennent en France les acteurs majeurs de la filière nucléaire civile (exploitants – EDF en premier lieu – et régulateurs – l’ASN et son appui technique l’IRSN), notamment autour de la définition et de l’évaluation des mesures de sûreté dans les centrales.

Ces relations sont constitutives d’un système d’action organisé exceptionnellement stable. L’accident de Fukushima a offert, un bref instant, une fenêtre d’opportunité pour imposer des mesures supplémentaires aux exploitants.

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Mais cette fenêtre s’est rapidement refermée, et le système d’action a retrouvé sa stabilité. On observe l’inertie de ce système dans la production de nouveaux instruments de régulation, dont la conception et la mise à jour prennent plusieurs années.

On la retrouve également dans l’organisation des exercices de gestion de crise, qui continuent de perpétuer les distinctions sûreté-sécurité, accident-crise, intérieur de l’installation-environnement, et plus largement technique-politique – autant de distinctions qui préservent la forme et le contenu des relations qu’entretiennent régulateurs et exploitants.

Apprendre des accidents

À l’instar de Tchernobyl, Fukushima a d’abord été appréhendé comme un événement exceptionnel : en insistant sur la rencontre entre un tsunami de taille inédite et la centrale nucléaire, en mettant en avant l’absence d’agence de régulation indépendante au Japon, en insistant sur le respect excessif des Japonais pour la hiérarchie, il s’est agi de construire un événement singulier, pour postuler qu’il ne pouvait se reproduire à l’identique dans d’autres régions du monde.

Mais dans le même temps s’est opéré, notamment en France, un processus de normalisation, ne portant pas tant sur l’événement lui-même, que sur les risques qu’il représente pour l’organisation de la filière nucléaire, soit des acteurs et de formes de savoirs légitimes et autorisés.

Le processus de normalisation a ainsi abouti à faire entrer l’accident dans des catégories, institutions et dispositifs existants, afin de démontrer leur capacité à en prévenir l’occurrence et, si un accident survenait, à en limiter l’impact.

Il résulte d’un travail de délimitation de frontières, certaines parties cherchant à les maintenir, d’autres les contestant et travaillant à les déplacer.

On observe finalement le maintien de frontières auxquelles les acteurs de la filière (opérateurs et régulateurs) tiennent fortement : entre technique et politique, et entre experts et profanes.

Questionner sans relâche la gouvernance nucléaire

Si l’accident de Fukushima a pu être saisi par des acteurs politiques ou de la société civile pour contester la gouvernance de la filière nucléaire et son caractère « fermé », très vite aux échelles européenne et française, opérateurs et régulateurs ont entrepris de démontrer leur capacité, autant à prévenir un tel accident qu’à en gérer les conséquences ; cela afin de suggérer que l’on pouvait continuer à leur confier la régulation de ce secteur.

Quant au mouvement d’ouverture vers les acteurs de la société civile, celui-ci a été amorcé bien avant l’accident Fukushima (notamment avec la loi TSN de 2006), et ce dernier a, au mieux, prolongé une tendance préexistante.

Mais d’autres frontières semblent ces dernières années émerger ou se renforcer, notamment entre facteur technique et facteurs humain et organisationnel ou entre l’exigence de sûreté et les autres exigences des organisations nucléaires (performance économique et industrielle en particulier), sans que l’on sache précisément si cela est lié ou non aux accidents.

Ces mouvements, qui vont de pair avec une bureaucratisation des relations entre le régulateur et son expert technique et entre ceux-ci et les opérateurs, appellent de nouvelles recherches à même de questionner leurs effets sur les fondements de la gouvernance des risques nucléaires.

Se parler et s’entendre

Les mêmes causes produisant les mêmes conséquences, c’est bien dans la fermeture de la filière nucléaire à toute forme de « savoir inconfortable », selon le concept de Steve Rayner, que le bât blesse.

La recherche en sciences sociales a depuis longtemps démontré la nécessité dans l’étude des problèmes complexes d’associer une pluralité d’acteurs de profil et de formation différents, pour un travail qui dépasse les frontières disciplinaires et institutionnelles.

Chercheurs en sciences sociales, ingénieurs et pouvoirs publics doivent se parler et, surtout, s’entendre. Cela signifie être prêts, pour les ingénieurs ou décideurs, à prendre en compte des faits ou savoirs susceptibles de remettre en cause des doctrines et arrangements établis et leur légitimité.

Les chercheurs en sciences sociales, eux, doivent être prêts à franchir les portes des organisations nucléaires, pour s’approcher au plus près de leur fonctionnement ordinaire, écouter ses acteurs, observer les situations de travail.

Mais notre expérience, notamment dans le cadre d’Agoras, nous montre que ce travail est non seulement long et coûteux, mais également semé d’embûches. Car même lorsqu’un acteur finit par être convaincu du bien-fondé de tel ou tel savoir, les relations étroites d’interdépendance qu’il entretient avec les autres acteurs de la filière, constitutives du système de gouvernance, compliquent pratiquement son opérationnalisation et, par suite, préviennent des évolutions majeures des modalités de gouvernance.

Finalement, le couplage fort caractérisant le système de gouvernance de la filière nucléaire en constitue sans doute l’une des vulnérabilités.The Conversation

Stéphanie Tillement, Sociologue, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom et Olivier Borraz, Directeur de recherche CNRS – Centre de Sociologie des Organisations, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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