Le règlement européen de la protection des données (RGPD), mis en place en 2018, a posé des limites sur l’utilisation des trackers qui collectent les données personnelles. Ces données permettent notamment de cibler de la publicité sur les utilisateurs. Vincent Lefrère, maître de conférences en économie numérique à Institut Mines-Télécom Business School, en collaboration avec Alessandro Acquisti de la Carnegie Mellon University, a étudié l’impact du RGPD sur le suivi des utilisateurs, en Europe et à l’international.
Quelle a été votre stratégie pour analyser l’impact du RGPD sur le suivi des utilisateurs dans les différents pays ?
Vincent Lefrère : Nous avons effectué nos recherches sur les médias en ligne, comme par exemple Le Monde en France ou le New York Times aux États-Unis. Nous avons regardé si la mise en place du RGPD a eu un impact sur le nombre de trackings sur les utilisateurs, c’est-à-dire leur suivi et le nombre de données personnelles collectées.
Comment avez-vous pu effectuer ces analyses à l’échelle internationale ?
VL : Ce travail a été mené en partenariat avec des chercheurs de la Carnegie Mellon University aux États-Unis, en particulier Alessandro Acquisti qui est l’un des spécialistes des données personnelles numériques dans le monde. Notre rencontre nous a permis d’imaginer le protocole expérimental et de mettre en place un partenariat plus large avec d’autres chercheurs d’universités américaines, en particulier la Minnesota Carlson School of Management et la Cornell University de New York.
Comment le RGPD limite-t-il la collection de données personnelles ?
VL : Un des principes fondamentaux du RGPD est le consentement. Cela permet de contraindre les sites qui collectent des données à obtenir le consentement de l’utilisateur pour pouvoir le suivre. Dans notre étude, nous n’avons jamais donné le consentement ou avons refusé explicitement la collecte de données. De cette manière, nous pouvons observer comment un site se comporte vis-à-vis d’un utilisateur neutre. De plus, une des particularités importantes du RGPD est qu’il s’applique sur tous les acteurs qui souhaitent traiter des données concernant des citoyens européens. Ainsi, le New York Times doit respecter le RGPD lorsque le visiteur est européen.
Comment avez-vous comparé l’impact du RGPD sur les différents médias ?
VL : Nous nous sommes connectés sur les différents médias avec des adresses IP en provenance de différents pays, notamment avec des adresses IP françaises et américaines.
Nous avons observé que les sites américains limitent plus le tracking que les sites européens, et respectent donc mieux le RGPD, mais uniquement lorsque nous utilisons une adresse IP européenne. Il semblerait donc que le RGPD ait été plus dissuasif sur les sites américains pour ces utilisateurs. En revanche, les sites américains ont augmenté le tracking sur les utilisateurs américains sur lesquels le RGPD ne s’applique pas. Une hypothèse : cette augmentation sert à compenser la perte de données des utilisateurs européens.
Comment les médias en ligne se sont adaptées au RGPD ?
VL : Nous avons pu observer différents effets. Premièrement, les sites de média en ligne n’ont pas beaucoup « joué le jeu ». Comme les mécanismes de consentement sont assez flous, les formats mis en place pendant ces dernières années ont souvent incité à accepter la collecte de données personnelles plutôt que la rejeter. Il y a des raisons qui expliqueraient cela : si la collection des données est devenue essentielle pour le modèle économique de ces sites et qu’il y a eu très peu de contreparties face à la perte de données avec la mise en place du RGPD, alors il est compréhensible qu’ils se soient mis à la frontière de la législation pour continuer de proposer du contenu gratuit et de qualité. Avec la mise à jour récente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) pour lutter contre cela, les mécanismes de consentement vont devenir plus clairs et plus standards.
Aussi, avec le RGPD, le suivi des utilisateurs par les parties tierces a été limité, et remplacé par du suivi par les parties premières. Auparavant, lorsqu’un utilisateur se connectait sur le site de news, d’autres entreprises comme Google, Amazon ou Facebook pouvaient venir directement collecter ses données. A présent c’est le site qui génère le suivi de données, qui peuvent éventuellement être partagées avec des parties tierces.
À la suite de la mise en place du RGPD, les parts de marché du service de publicités en ligne de Google a augmenté en Europe, car Google est un des seuls à pouvoir payer le quota de régulation, c’est-à-dire payer le prix d’une mise en conformité. C’est un effet retors inattendu : des acteurs concurrents plus petits ont disparu et il y a eu une concentration de la possession de données par Google.
Est-ce que le RGPD a eu une influence sur la production de contenu par les médias ?
VL : Nous avons mesuré la quantité et la qualité des contenus produits par les médias. La quantité reflète simplement le nombre de publications. La qualité est évaluée par le taux d’engagement des utilisateurs, c’est-à-dire le nombre de commentaires ou de likes qu’ils émettent, ainsi que le nombre de pages regardées à chaque connexion sur le site.
Dans le cadre théorique dans lequel nous nous plaçons, les sites de médias en lignes utilisent de la publicité ciblée pour générer du revenu. Comme le RGPD rend l’accès aux données plus difficiles, cela risque de diminuer la capacité de financement des sites et donc une baisse de qualité ou de quantité de contenus. En vérifiant cela, nous allons pouvoir gagner en compréhension sur la place des données personnelles et de la publicité ciblée dans le modèle économique de ce système.
Nos résultats préliminaires indiquent qu’après la mise en place du RGPD, la quantité de contenu produite par les sites européens n’a pas été affectée, et la quantité d’engagement sur les sites européens est restée stable. En revanche, les utilisateurs européens ont diminué leur temps passé sur les sites européens par rapport aux sites américains. Cela pourrait s’expliquer par le fait que certains sites américains auraient fermé l’accès aux utilisateurs européens, ou bien que les américains traiteraient moins des sujets européens car l’attraction des utilisateurs européens serait devenue moins rentable. Ce sont des hypothèses dont nous discutons actuellement.
Nous sommes en train d’évaluer ces possibilités en analysant les données de business model des journaux, afin d’estimer l’importance des données personnelles et la publicité ciblée dans leur modèle économique.
Par Antonin Counillon