Lors de la crise Covid-19, nous avons établi un rapport particulier avec les chiffres foisonnants qui rendent compte de l’état de la situation. Ils sont utilisés comme des indicateurs descriptifs de l’évolution de la pandémie, et servent de support pour des décisions politiques fortes. Valérie Charolles, chercheuse en philosophie à Institut Mines-Télécom Business School, nous détaille des réflexions sur les enjeux épistémologiques liés à cette représentation chiffrée de l’épidémie.
Dès le début de la pandémie de Covid-19, des chiffres sur le nombre de cas et de décès sont rapidement apparus. Ils sont privilégiés pour estimer l’état de la situation et prendre des décisions politiques importantes. « La Covid-19 est une illustration emblématique d’une nouvelle forme du monde. Un monde où la décision politique ne s’appuie plus sur des mots et des choses mais des faits et des chiffres », introduit Valérie Charolles, chercheuse en philosophie à Institut Mines-Télécom Business School et membre de la Chaire Valeurs et Politiques des Informations personnelles de l’IMT. « Cela présente différents enjeux importants au niveau épistémologique, méthodologique et critique ».
La réflexion épistémologique sur cette situation inédite questionne notamment la manière de constituer les chiffres et de les interpréter. Par exemple, le chiffre du nombre de cas détectés, dont nous avons pu suivre l’évolution à travers le temps dans le monde et dans différents pays, dépend du nombre de tests disponibles et de la politique de dépistage. Il y a donc un effet d’échantillon : comme plus de tests de dépistage sont effectués aujourd’hui que lors de la première vague, le nombre de cas confirmés a également augmenté par l’influence de ce biais. Un autre biais d’échantillonnage est causé par les cas asymptomatiques. Les personnes avec des symptômes ont plus tendance à aller faire un test de dépistage que les autres, alors qu’il est possible d’être positif au SARS-Cov2 sans présenter de symptômes.
Des chiffres et des biais
Le rôle de l’épistémologie dans ce cas est de s’interroger sur la façon de produire la connaissance liée à l’épidémie et sur la représentation qui émerge de l’information créée. Si les biais induisent une image déformée de la réalité, il faut alors se questionner sur la manière de les diminuer. Pour s’en affranchir, la meilleure solution serait de disposer de mesures régulières sur des échantillons représentatifs de la population, qui rendraient compte de la proportion de personnes infectées plutôt que du nombre de cas détectés. « Cela permettrait d’inclure les asymptomatiques et d’exclure les effets liés à la variation des politiques de dépistage et donc de disposer d’une vision de la diffusion de l’épidémie de bien meilleure qualité. Le Royaume-Uni s’est doté depuis plusieurs mois d’un tel suivi en partenariat avec l’université d’Oxford », explique Valérie Charolles.
« En ce qui concerne le nombre de décès, il ne faut pas oublier de le comparer au nombre de décès des autres années », souligne la chercheuse. Dans le monde, environ 50 millions de personnes meurent chaque année, dont 600 000 en France. Ainsi, le nombre de morts par la Covid-19 durant la première vague et une partie de la deuxième correspond à 10 % du nombre de morts annuels en France. « Pour ce qui est de la surmortalité due à la Covid, une étude de l’INSEE parue cet été montre que, pour la première vague, le taux de mortalité est demeuré inchangé pour les moins de 49 ans et n’a cruellement augmenté (+40 %) que pour les plus de 70 ans. Il ne s’agit pas du tout d’ignorer le danger de ce virus, qui est bien réel, mais d’approfondir ce que nous disent les chiffres et de les mettre en perspective », précise Valérie Charolles.
Par exemple, le confinement a réduit des facteurs de risque sur les morts violentes (accidents). En revanche, la saturation des services hospitaliers a eu une incidence sur le traitement d’autres pathologies mortelles. Comme la Covid-19 a un effet plus grave sur les personnes âgées, il y a aussi un biais causé par le fait que certaines personnes seraient décédées d’une autre cause. Tous ces paramètres méritent, selon la chercheuse, d’être considérés pour rendre compte de la réalité de l’épidémie car ils donnent une vision plus profonde que les statistiques du nombre de cas et de décès.
Le choix même des indicateurs constitue un point d’intérêt. D’autres chiffres, d’autres faits auraient pu être mieux relayés dans la durée : les avancées sur la mise à disposition du gel hydroalcoolique et des masques, sur les traitements et la prise en charge des patients. Ce sont des éléments qui ont été moins visibles que les statistiques sur les décès et le nombre de cas détectés. « Nous aurions alors pu mettre en avant un autre récit, une autre histoire, en l’occurrence celle des rapides progrès que nous avons fait en matière de protection, de détection du virus mais aussi de traitement et désormais de disponibilité des vaccins », remarque la chercheuse. « Pas seulement pour avoir une société plus apaisée, mais aussi pour mieux rendre compte de ce qu’il se passe ».
L’ambition de ce décryptage n’est pas de rester dans une déconstruction par la critique, mais de s’inscrire dans une perspective de reconstruction. La réflexion liée aux enjeux de cette crise commence par la compréhension des données qui nous sont présentées. « Faire parler les chiffres est un métier. Aujourd’hui, une grande partie des personnes ne sont pas formées pour comprendre les chiffres. Donner à la population un pouvoir de regard et de compréhension sur ce qui nous est dit est un projet essentiel pour irriguer la démocratie », conclut Valérie Charolles.
Le dernier livre de Valérie Charolles, « Libéralisme contre capitalisme », paraît en folio le 14 janvier 2020. Plus d’informations sur le site Folio.