Laura Draetta, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom et Valérie Fernandez, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom
Certaines innovations numériques, bien que considérées d’intérêt général, rencontrent la défiance. Une démarche d’innovation responsable pourrait anticiper et pallier ce déficit de confiance.« Alicem » en est un bon exemple. Alicem est une application pour smartphone développée par l’État pour fournir aux Français une solution d’identité régalienne pour les démarches administratives en ligne. Elle repose sur l’option technologique de la reconnaissance faciale comme moyen d’activation du compte utilisateur pour permettre à ce dernier de prouver son identité numérique de manière sécurisée.
Après son autorisation par décret du 13 mai 2019 et une expérimentation du prototype démarrée le mois suivant auprès d’un groupe d’utilisateurs sélectionnés, Alicem aurait dû voir le jour pour un déploiement auprès du grand public avant la fin 2019.
Mais en juillet de la même année, la Quadrature du Net, association de défense des droits et libertés sur Internet, dépose un recours devant le Conseil d’État pour faire annuler le décret autorisant le dispositif. La presse généraliste diffuse cette information à partir d’octobre 2019 et fait ainsi connaître l’application auprès du grand public. Depuis, Alicem est au cœur d’une controverse publique portant sur ses qualités technologiques, ses dérives potentielles et sa régulation, ce qui lui a valu une mise en pause temporaire pour dissiper les incertitudes.
Au début de l’été 2020, l’État a annoncé le déploiement d’Alicem après l’automne, soit a minima un an plus tard que sur la feuille de route initiale. Mentionnant la polémique autour de l’utilisation de la reconnaissance faciale par l’application, certains médias informent que cette dernière n’est toujours pas prête : elle ferait encore l’objet d’améliorations ergonomiques et de sécurité informatique, et un appel d’offres devrait être lancé pour construire « une offre plus universelle et inclusive » intégrant, entre autres, des mécanismes d’activation de l’application alternatifs à la seule reconnaissance faciale.
La controverse comme forme d’évaluation technologique « informelle »
La trajectoire d’Alicem, qui rappelle celle d’autres innovations technologiques controversées impulsées par l’État, par exemple les compteurs Linky, la 5G, l’application StopCovid, nous amène à interroger la controverse comme un mode d’évaluation informelle de la technologie, qui vient défier l’évaluation techno-scientifique formelle sur laquelle se fonde la décision publique. L’enjeu d’une démarche d’innovation responsable se pose.
Plusieurs méthodes ont été développées pour évaluer les innovations technologiques et leurs effets potentiels. En France, c’est le Technology Assessment – forme de recherche politique qui examine les conséquences à court et long terme de l’innovation – qui est communément mobilisé par l’acteur public en matière de choix technologiques.
Il s’agit d’une méthode d’évaluation où les analyses sont confiées à des experts scientifiques et disséminées auprès du grand public au lancement de la technologie. L’enjeu de cette méthode est d’appuyer l’élaboration de politiques publiques en gérant les incertitudes liées à toute innovation technologique par la rationalité technique fondée sur la preuve. Il est également d’« éduquer » le public, dont la défiance face à certaines innovations serait liée à un manque d’(in)formation.
Cette approche a toute sa place pour cadrer les décisions en situation d’absence de controverse ou de faible mobilisation des opposants. Mais elle perd sa pertinence lorsque la technologie est controversée : une évaluation technologique focalisée exclusivement sur l’expertise savante risque de ne pas intégrer l’ensemble des préoccupations sociales, éthiques ou politiques liées à l’innovation, et donc de ne pas arriver à « rationaliser » le débat public.
La participation comme un pilier de l’innovation responsable
La participation des citoyens à l’évaluation technologique – qu’il s’agisse de produire des connaissances, d’émettre des opinions ou de participer à la création et à la gouvernance d’un projet – est un élément clé de l’innovation responsable.
La participation peut être envisagée comme un outil stratégique de « domestication » des opposants ou des profanes par leur enrôlement, ou comme un outil de démocratie technique, donnant voix à des citoyens ordinaires dans des débats experts, mais elle est plus fondamentalement un moyen pour repérer en amont des besoins sociaux et des problèmes à inscrire proactivement dans le développement des innovations.
Dans tous les cas, elle se fonde sur un exercice préalable qui est celui de l’identification des publics pertinents (usagers, utilisateurs, consommateurs, citoyens affectés…) et du choix de leurs porte-paroles. De cette identification des publics pertinents dépend le cadrage du problème et, par conséquent, le cadre de la réponse. Le cas des compteurs Linky est emblématique en ce sens : les associations anti-ondes ont été exclues des concertations en amont du déploiement, car jugées non légitimes pour représenter les consommateurs ; ainsi la figure du « citoyen affecté », restée invisible lors des discussions de validation institutionnelle, est aujourd’hui centrale dans la controverse.
L’expérimentation de terrain pour élargir le cadrage des problèmes
L’innovation responsable se reconnaît aussi par une culture de l’expérimentation. C’est lors de leur expérimentation sur le terrain, devant des publics hétérogènes, que les innovations sont confrontées pour la première fois à leurs effets non désirés.
Or, l’enjeu de l’expérimentation se limite trop souvent à la mise à l’épreuve de ses aspects techniques. En revanche, dans une approche responsable de l’innovation, l’expérimentation constitue le lieu où se donnent à voir les différents cadrages, issus des questionnements de la part des usagers et non-usagers, et où émergent les tensions entre efficacité technique et légitimité sociale.
Une lecture de l’affaire Alicem au prisme de ce paradigme amène à rappeler que les processus d’innovation technologique qui se déroulent de manière confinée – d’abord par le développement des dispositifs dans l’écosystème des prescripteurs et des concepteurs, puis par l’expérimentation d’usage d’artefacts considérés comme déjà stabilisés – débouchent presque inévitablement sur des problèmes d’acceptabilité. S’aventurer dans une innovation technologique sans implémenter la participation des publics en amont du développement rendrait sans doute le processus plus rapide, mais au prix de sa légitimation voire d’une perte de crédit de confiance pour ses promoteurs.
Au cas présent d’Alicem, l’expérimentation réalisée auprès d’un public de « friends and family », dans des objectifs d’optimisation de l’expérience utilisateur, peut être lue ainsi. Cette expérimentation a été focalisée plus sur l’amélioration des qualités techniques de l’application que sur la prise en compte de ses dimensions à portée sociopolitique (risque d’atteinte aux libertés et de perte d’anonymat, etc.). Ainsi, lorsque l’affaire est arrivée dans les médias, c’est par un amalgame des cas d’usage de technologies de reconnaissance faciale et sur un registre argumentatif anxiogène (« surveillance », « technologie liberticide », « Chine », « crédit social »…) qu’elle a été présentée. Sans que, par ailleurs, la réalité de nos usages ordinaires de la reconnaissance faciale qui porte ces mêmes risques ne soit interrogée.
Ces problèmes d’acceptabilité auxquels Alicem s’est heurtée ne sont pas des problèmes conjoncturels propres à une innovation technologique spécifique, mais doivent être appréhendés comme des marqueurs structurels du fonctionnement social contemporain. Car l’« inacceptabilité » de cette technologie émergente représente certes une menace pour ses promoteurs ou un frein à son adoption et diffusion, mais elle est surtout révélatrice d’un déficit de confiance en l’État, par-delà la réalité des qualités intrinsèques de l’innovation elle-même.
Ce texte développe le propos tenu par les chercheures Laura Draetta et Valérie Fernandez lors de leur audition à la Mission d’Information sur l’Identité Numérique de l’Assemblée Nationale, en décembre 2019. Il s’appuie sur le cas de l’application d’authentification biométrique Alicem, qui a suscité une controverse dans la sphère publique médiatique dès ses premières expérimentations.
Laura Draetta, Maître de conférences en sociologie, co-Titulaire de la Chaire Identité Numérique Responsable, Research Fellow Center for Science, Technology, Medicine & Society, University of California, Berkeley, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom et Valérie Fernandez, Professeur d’Economie, Titulaire de la Chaire Identité Numérique Responsable (Responsibility for Digital IDentity), Télécom Paris – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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