La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Par Caroline Rizza, chercheuse en sciences de l’information à Télécom Paris.
Cette enquête immersive m’a permis d’affiner mes hypothèses de recherche sur le rôle clé que peuvent jouer les initiatives citoyennes lors d’une crise. Et ce, qu’elles naissent dans l’espace public commun ou virtuel.
Les médias sociaux permettent une action citoyenne immédiate
Les crises qualifiées de « sécurité civile » se caractérisent souvent par une cinétique rapide (montée en « pic de crise » et retour « à la normale »), des incertitudes, des tensions, des victimes, des témoins…
La littérature scientifique du domaine a mis en évidence la présence et la manifestation simultanée à la crise d’initiatives citoyennes pour y répondre : lors d’un tremblement de terre, d’une crue, les premières personnes à porter secours aux victimes sont les citoyens sur place ; lors de la phase de récupération, ce sont très souvent les citoyens locaux qui s’organisent pour nettoyer, reconstruire.
À titre d’exemple, lors des attentats de Nice en juillet 2016, les taxis se sont immédiatement organisés pour évacuer les personnes présentes sur la Promenade des Anglais ; quelques mois précédents, lors des attentats du Bataclan en 2015, les Parisiens ouvraient leurs portes pour accueillir qui ne pouvait regagner son domicile et utilisaient le hashtag #parisportesouvertes ; Gênes en 1976 et en 2011 ayant connu deux crues subites d’une exceptionnelle violence a vu par deux fois ses jeunes citadins se porter volontaires pour nettoyer les rues et aider commerçants et habitants des jours durant.
L’arrivée des médias sociaux dans la vie quotidienne est venue enrichir ce panel d’initiatives en permettant qu’elles se manifestent et s’organisent en ligne en complément des actions qui naissent habituellement et spontanément sur le terrain.
S’inscrivant dans le champ des « Crisis Informatics » mes travaux s’intéressent à ces initiatives citoyennes naissant et s’organisant sur les médias sociaux et aux enjeux de leur intégration en gestion de crise : de quels types sont ces initiatives ? Quels mécanismes les soutiennent ? Comment viennent-elles bouleverser la gestion de crise ? Pourquoi les intégrer à la réponse à la crise ?
Les médias sociaux comme infrastructure de communication et d’organisation
Depuis 2018 je coordonne le projet ANR MACIV (La gestion des citoyens et des volontaires : l’apport des médias sociaux en situation de crise) dans lequel nous travaillons sur la complétude des enjeux associés aux médias sociaux en gestion de crise : enjeu technologique, par les outils permettant une remontée automatisée des informations nécessaires aux acteurs institutionnels ; enjeu institutionnel, par le statut de l’information issue des médias sociaux et son intégration sur le terrain ; enjeu citoyen, à la fois par les mécanismes de création et de circulation des informations sur les médias sociaux et par l’intégration des initiatives citoyennes à la réponse à la crise.
On a communément l’habitude de représenter les médias sociaux comme une infrastructure qui permet d’une part aux institutionnels (ministères, préfectures, communes, services d’incendies et de secours) de communiquer vers les citoyens du haut vers le bas (« top-down ») et d’autre part d’améliorer l’état des lieux de l’évènement par une remontée des informations citoyennes du bas vers le haut (« bottom-up »).
La littérature dans le domaine des « crisis informatics » a mis en évidence les changements amenés par les médias sociaux et comment les citoyens les ont utilisés pour progressivement communiquer sur un évènement, informer, et s’organiser pour aider.
Volontaires en ligne et hors-ligne
On distingue communément les « volontaires » (volunteers) présents sur le terrain des volontaires en lignes. Comme illustré plus haut, les volontaires témoins ou victimes d’un évènement sont les premiers à intervenir spontanément sur place tandis que les médias sociaux permettent également une organisation de l’aide en ligne. Cette distinction permet de saisir en quoi les médias sociaux sont devenus un lieu d’expression et d’organisation de la solidarité.
Il est intéressant de noter que certains groupes de volontaires en ligne sont affiliés par convention aux institutions publiques et leurs actions sont coordonnées lors d’un évènement. En France, les VISOV (volontaires internationaux en soutien opérationnel virtuel) sont la déclinaison des VOST (virtual operation support teams) européens mais d’autres communautés d’utilisateurs telles que la communauté WAZE peuvent également être citées.
Informer, organiser
Il y a donc une dimension informationnelle et une dimension organisationnelle à l’apport des médias sociaux en gestion de la crise.
Informationnelle parce que l’ensemble du contenu publié constitue une source d’informations pertinentes pour évaluer ce qui se passe sur place – par exemple, lors d’incendies, les sapeurs-pompiers peuvent être amenés à utiliser les photos et vidéos qui circulent en direct sur les médias sociaux pour réajuster les moyens engagés.
Organisationnelle lorsqu’il s’agit de collaborer pour répondre à la crise.
Par exemple, créer une page Wikipedia sur l’évènement en cours (et lever des incertitudes), communiquer dans l’attente d’une réponse institutionnelle (Ouragan Irma, Cuba en 2017), aider à évacuer un lieu (Gard, juillet 2019), accueillir des victimes (Paris, 2015 ; Var, novembre 2019), ou bien encore aider à la reconstruction ou au nettoyage d’une ville sinistrée (Gênes, novembre 2011).
Une organisation démultipliée
Lors de mon immersion dans la gestion de la crise Covid-19 au sein du SDIS du Gard, j’ai pu notamment discuter et observer l’utilisation des médias sociaux pour communiquer vers les citoyens (le rappel des gestes barrières, les points quotidiens de l’ARS) ainsi que l’intégration de certaines des initiatives citoyennes.
Si la crise était d’origine sanitaire, la crise dans la crise a été logistique. Nombreux citoyens (individus, entreprises, associations, etc.) se sont organisés pour soutenir les institutions : coudre des masques ou les fabriquer au moyen d’une imprimante 3D, réorganiser une production de savon en production de gel hydroalcoolique, proposer de traduire les informations relatives aux gestes barrières dans différentes langues et de les diffuser pour permettre d’atteindre un maximum de concitoyens, sont autant d’initiatives qui m’ont été rapportées et qui ont, au moment du pic de crise, permis aux institutions de s’organiser.
L’« Effet tunnel »
Cependant, dans le cadre des deux études évoquées précédemment, les acteurs institutionnels rencontrés et interrogés (SDIS, Préfecture, Zone de Défense et de Sécurité, DGSCGC) soulignent la difficulté de prendre en compte les informations circulant sur les médias sociaux ainsi que les initiatives citoyennes durant les crises.
Le surnombre d’appels sur un même évènement, le « trop d’informations à traiter », la gravité de la situation nécessitant de se concentrer sur l’essentiel, sont des déclinaisons de l’« effet tunnel » qu’ils évoquent comme l’une des principales difficultés d’intégrer ces outils dans leurs pratiques et ces initiatives dans la réponse.
Ainsi, très souvent simultanées à l’évènement, les informations circulant sur les médias sociaux et les initiatives citoyennes pourraient enrichir les processus de gestion et de réponse à la crise mais paradoxalement les complexifient également.
Cela, sans tenir compte ici des rumeurs ou des fausses informations qui circulent sur les médias sociaux, notamment lorsqu’il y a un vide informationnel ou une communication contradictoire relative à un évènement (voir par exemple la page Wikipedia au temps de la crise Covid-19).
Pourquoi et comment favoriser cette intégration ?
Ces initiatives citoyennes viennent ainsi « percuter » horizontalement les institutionnels dans leurs pratiques professionnelles, schématisées ci-dessous :
Mon observation de la gestion de crise auprès du SDIS 30 me permet d’aller plus loin et d’avancer l’hypothèse qu’une autre dimension freine l’intégration de ces initiatives naissant dans l’espace public commun ou virtuel : elle suppose mettre le citoyen au même niveau que l’institution ; en d’autres termes, ces initiatives ne font pas qu’« impacter » horizontalement les pratiques professionnelles et leurs règles (leurs doctrines), mais les intégrer nécessite de rendre et reconnaître le citoyen comme acteur de la gestion et de la réponse à la crise.
L’idée demeure forte que le citoyen doit être protégé. Or, la crise que nous vivons montre que ce dernier est aussi à même d’être acteur de sa protection et de celle des autres.
La question principale qui se pose alors est celle des conditions nécessaires à cette reconnaissance du citoyen comme acteur de la gestion et de la réponse à la crise.
S’appuyer sur la relation de proximité
Il est intéressant de souligner qu’à un niveau très local, l’intégration du citoyen n’a pas posé problème et il s’est même agi de diversifier les initiatives pour valoriser chacun de ces acteurs du territoire local.
En revanche, à un niveau plus haut de la chaîne opérationnelle de gestion cela a posé plus de problèmes du fait de l’engagement de la responsabilité de l’institution lors de leur valorisation.
Ma deuxième hypothèse est donc la suivante : la proximité des acteurs d’un même tissu territorial permet une meilleure connaissance des interlocuteurs citoyens et donc favorise une confiance mutuelle – cette confiance me semble la clé de réussite et explicative d’une intégration réussie des initiatives citoyennes lors d’une crise comme les VISOV ou les VOST l’illustrent bien.
Caroline Rizza, Enseignante Chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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