Fabrice Flipo, Institut Mines-Télécom Business School
En dépit de l’accord de Paris, les émissions de gaz à effet de serre sont au plus haut. Des actions renforcées sont nécessaires pour tenter de rester sous la barre des 1,5 °C degré de réchauffement. Avec le récent pacte vert européen – qui vise la neutralité carbone d’ici 30 ans –, l’Europe semble prendre ses responsabilités en se donnant des objectifs à la hauteur des défis environnementaux actuels et à venir.L’horizon d’une société « juste et prospère, dotée d’une économie moderne, efficace dans l’utilisation des ressources et compétitive », devrait positionner l’Union européenne en leader mondial dans le domaine de « l’économie verte », où les citoyens seraient placés au cœur « d’une croissance durable et inclusive ».
Les promesses du pacte
Comment un tel tour de force est-il possible ?
Le pacte vert s’inscrit dans une longue dynamique de politiques portant sur l’efficacité énergétique, les déchets, l’écoconception, l’économie circulaire, l’achat public et l’information des consommateurs. Grâce à ces orientations, l’UE pense avoir réalisé le découplage tant attendu :
« En conséquence des réglementations déjà adoptées, entre 1990 et 2016, la consommation d’énergie a diminué de près de 2 % et les émissions de gaz à effet de serre de 22 %, tandis que le PIB a progressé de 54 % […]. La part des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie est passée de 9 % en 2005 à 17 % aujourd’hui ».
Avec le pacte vert, l’objectif est de poursuivre cet effort avec toujours plus de renouvelables, d’efficacité énergétique et de produits verts. Les secteurs du textile, de la construction et de l’électronique sont désormais ciblés au titre de l’économie circulaire, avec une attention portée à la réparation et au réemploi. L’ensemble repose sur des incitations pour les entreprises et les consommateurs.
Dans ce cadre, les mesures d’efficacité devraient réduire la consommation d’énergie de moitié ; l’étiquette-énergie, et les gains assez énormes qu’elle a permis de réaliser est mise en avant.
Selon le pacte vert, le déploiement des renouvelables devrait permettre de réduire la part des fossiles à 20 %. L’électricité serait davantage mobilisée, en tant que vecteur énergétique, et serait à 80 % renouvelable en 2050. La consommation d’énergie serait réduite de 28 % par rapport aux niveaux actuels. L’hydrogène, le stockage de carbone et divers procédés de conversion chimique de l’électricité en matériaux combustibles seraient utilisés en complément, permettant de conférer des capacités de flexibilité et de stockage.
Dans ce nouvel ordre des choses, un jeu de rôles est également identifié : d’un côté, des producteurs de produits propres ; de l’autre, des citoyens qui les achètent. À cette mobilisation des producteurs et des consommateurs s’ajoutent la mobilisation des budgets nationaux, du budget européen et de la finance « verte », privée, dont le cadre est attendu pour la fin de l’année 2020.
Efficacité, renouvelables, courbe avec une forte décroissance de la consommation d’énergie, promesses importantes d’emploi : si l’on se rappelle que, dans les années 1970, EDF se contentait de planifier 200 centrales nucléaires à l’horizon 2000 – fort de la conviction que plus de consommation signifiait plus de progrès –, tout indique que les partisans du scénario Négawatt (ONG écologistes, réseaux de collectivités engagées, entreprises et artisans mobilisés) ont remporté un combat historique, culturel (sur les valeurs, sur la manière de cadrer les enjeux) et politique (textes officiels à la clé).
Dans le texte du pacte, les économies évoquées sur les fossiles s’élèvent entre 150 et 200 milliards d’euros par an, à quoi s’ajoute une facture sanitaire évitée de 200 milliards/an et la perspective d’exportation de produits « verts ». Enfin, des millions d’emplois sont à la clé, avec des mécanismes d’aide à la reconversion pour les secteurs touchés, et un soutien pour les plus bas revenus.
L’épreuve du réel pour le pacte
Victoire finale ? Tout l’indique, du moins sur le papier.
Mais ce n’est pas si simple et l’UE reconnaît elle-même que les améliorations dans le domaine de l’efficacité énergétique et des réductions d’émissions de gaz à effet de serre stagnent.
Les causes de cette stagnation sont les suivantes, par ordre d’importance : la croissance économique ; le ralentissement des gains en efficacité énergétique, notamment dans le transport aérien ; la forte croissance des SUV ; et enfin l’ajustement à la hausse des émissions réelles des véhicules, réalisé à la suite du « diesel gate » (+30 %).
Plus grave, les émissions nettes de l’UE, c’est-à-dire celles incluant les importations et les exportations, montrent une croissance de 8 % des émissions pour la période 1990-2010.
L’efficacité a ses limites et les gains les plus faciles à réaliser se trouvent en général au départ, beaucoup plus rarement à l’arrivée.
Le défi du numérique
Pour le pacte vert, « les technologies numériques s’avèrent d’une importance cruciale pour atteindre les objectifs fixés en matière de développement durable, et ce dans une grande variété de secteurs » – 5G, vidéosurveillance, Internet des objets, informatique en nuage ou IA. Vraiment ? On peut en douter.
Diverses études, dont celles du Shift Project montrent que les émissions du secteur numérique ont doublé, entre 2010 et 2020. Elles sont aujourd’hui plus importantes que celles de l’aviation civile, aujourd’hui pointée du doigt. Quant aux applications mises en avant par le pacte vert européen, elles figurent parmi les plus consommatrices, selon divers scénarios prospectifs.
La croissance des usages sera-t-elle compensée par l’efficacité énergétique ? Le secteur a connu des progrès fulgurants, presque sans égal. Le premier ordinateur, l’ENIAC pesait 30 tonnes, consommait 150 000 watts et ne faisait guère plus de 5000 opérations par seconde. Un PC actuel consomme 200 à 300 W, pour une puissance disponible de l’ordre d’un supercalculateur du début des années 2000 consommant 1,5 MW ! Autant de progrès qui semblent aller à l’infini…
Sauf qu’une limite absolue (« la limite de Landauer ») a été identifiée dès 1961 et vérifiée en 2012. D’après l’industrie des semi-conducteurs elle-même la limite se rapproche rapidement, au regard de la temporalité invoquée par le pacte vert.
Cela, alors que la consommation de trafic et de puissance de calcul augmente de manière exponentielle. Est-il bien raisonnable de continuer à se rendre toujours plus dépendants du numérique au motif que de vagues courbes d’efficacité feraient apparaître des « lois » de réduction de la consommation ?
D’autant que les gains obtenus en matière d’efficacité énergétique n’ont pas grand-chose à voir avec une inscription croissante dans des modes de vie plus écologiques : les motivations ont été le coût, l’évacuation de la chaleur, le souci de rendre les dispositifs numériques portables pour qu’ils puissent à tout moment capturer notre attention.
Ces limites sur l’efficacité expliquent la montée en puissance de la thématique de la sobriété numérique. Le Conseil national du numérique a présenté sa feuille de route, peu après celle de l’Allemagne. Mais le pacte vert s’entête dans cette même voie : celle qui consiste à s’appuyer sur un secteur numérique imaginaire qui n’a pas grand-chose de commun avec le secteur réel.
Le numérique, facilitateur de croissance
En s’appuyant sur un article récent, le Shift Project nous met en garde : « Jusqu’ici, les effets rebond se sont montrés plus importants que les gains apportés par l’innovation technologique. ». Ce diagnostic a encore été récemment confirmé.
Les bénéfices environnementaux du télétravail sont, par exemple, largement inférieurs à ceux intuitivement escomptés, en tout cas lorsqu’il n’est pas combiné à d’autres changements de l’écosystème social. Autre exemple : dans son scénario « au fil de l’eau » de 2019, l’OCDE disait s’attendre à un triplement du transport passager entre 2015 et 2050, facilité par le véhicule autonome (et non empêché par lui).
Car le numérique est d’abord un facteur de croissance, comme le soulignait Pascal Lamy, alors directeur de l’OMC, quand il estimait que la mondialisation reposait sur deux innovations : Internet et le conteneur. Plus de numérique, ce sera d’abord plus d’émissions. Et si ce n’est pas le cas, ce sera parce qu’un virage écologique aura été pris, y compris pour le numérique.
On peut légitimement se demander ce que cherche vraiment à garantir le pacte vert. Le climat ou les marchés numériques des grands groupes ?
Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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