Le 16 mars la France décide de mettre en place un confinement en réponse à la crise sanitaire. Nos villes se mettent alors à l’arrêt et les voitures disparaissent des rues, laissant les résidents redécouvrir des sons plus discrets tels que le chant des oiseaux. Une équipe de chercheurs décide de mettre à profit ce calme qui s’installe soudainement dans nos vies pour mieux comprendre l’impact de la pollution sonore, et donne vie au projet Silent Cities.
Lorsque le confinement est annoncé et que la France se prépare à se mettre en pause, une équipe de chercheurs se lance dans un projet collaboratif et transdisciplinaire : Silent Cities. Ils s’appellent Samuel Challéat¹, Nicolas Farrugia², Jérémy Froidevaux³ et Amandine Gasc4, et sont respectivement chercheurs en géographie environnementale, intelligence artificielle, biologie et écologie. Leur projet vise à enregistrer les sons entendus dans des villes à travers le monde pour étudier l’impact que peuvent avoir les mesures de confinement et de distanciation sociale sur la pollution sonore. L’intérêt est aussi de pouvoir évaluer, lors d’un retour progressif à la normale, l’effet de la variation de nos activités sur les autres espèces animales.
A l’écoute des villes
« Il nous a fallu mettre au point un protocole standardisé pour obtenir des enregistrements de bonne qualité pour les analyses, mais aussi léger et facile à déployer pendant le confinement » indique Nicolas Farrugia, chercheur en apprentissage machine et deep learning à IMT Atlantique. Confinement oblige, il n’était pas possible d’aller directement sur le terrain pour effectuer ces relevés acoustiques. Grâce à la mise en place d’un dispositif collaboratif, de nombreux participants ont pu rejoindre le projet à travers le monde pour effectuer ces enregistrements depuis chez eux. Les quatre chercheurs ont fourni une plateforme collaborative pour que les participants puissent ensuite téléverser leurs enregistrements.
Carte interactive des participants au projet Silent Cities à travers le monde.
Les chercheurs analysent et comparent les enregistrements sur les différents sites à travers ce qu’ils appellent des indices écoacoustiques. Ce sont des valeurs mathématiques. Plus elles sont élevées, plus elles révèlent la diversité ou complexité sonore d’un relevé acoustique. « Toujours à travers une démarche de libre accès, nous avons utilisé une base de code pour développer un algorithme calculant automatiquement ces indices écoacoustiques pour répertorier nos enregistrements » explique Nicolas Farrugia.
« Le but est de pouvoir faire tourner des algorithmes d’audio-tagging, pour reconnaître automatiquement et annoter les différents sons entendus dans un enregistrement » ajoute-t-il. Grâce à cela il est possible d’obtenir une identification assez fine des sources sonores, en indiquant par exemple pour un relevé acoustique la présence d’une voiture, le croassement d’un corbeau et une discussion entre plusieurs personnes.
Ce type d’algorithme basé sur des réseaux de neurones profonds sont de plus en plus populaires ces dernières années. Pour les écoacousticiens, ils offrent une reconnaissance assez fine, mais surtout multicible : l’algorithme va pouvoir rechercher beaucoup de sons différents en même temps pour effectuer ces annotations sur l’ensemble des relevés acoustiques. « Nous pouvons aussi nous en servir comme un filtre si nous souhaitons sortir tous les enregistrements où l’on entend un corbeau. Cela peut être utile pour mesurer l’apparition d’une espèce, en visualisant l’heure, la date ou la localisation » précise Nicolas Farrugia.
L’apport de l’intelligence artificielle est aussi un atout pour estimer la fréquence des sons de différentes catégories — par exemple pour le trafic automobile — et en visualiser l’augmentation ou la réduction. Lors du confinement les chercheurs ont clairement observé une chute du trafic automobile, et s’attendent à les voir revenir lors du retour à la normale progressif que nous vivons actuellement. Le point qui les intéresse est de pouvoir visualiser les perturbations que cela entraîne sur le comportement des autres espèces animales.
Quelles évolutions ?
« Certaines études ont montré qu’en milieu urbain les oiseaux peuvent changer de fréquence ou de plage horaire pour communiquer, à cause du bruit ambiant » indique Nicolas Farrugia. Le bruit des activités humaines, saturant l’environnement urbain, peut par exemple rendre difficile la reproduction de certaines espèces. « Cela dit, il est délicat de parler de causalité car, en temps normal, nous ne pouvons pas écouter les écosystèmes urbains sans l’apport de nos activités humaines ». Il est donc habituellement difficile pour les chercheurs écoacousticiens de bien connaître la biodiversité présente dans nos villes.
Dans ce sens, le projet Silent Cities est une opportunité de pouvoir étudier directement la variation de l’activité humaine et son impact sur les écosystèmes. Certaines mesures mises en place pour la crise sanitaire pourraient être favorisées par la suite dans une dimension écologique. C’est par exemple le cas du vélo mis en avant aujourd’hui avec les aides financières pour la réparation de vélo ancien ou la création de nouvelles pistes cyclables, mais aussi des initiatives telles que la mise en place d’horaires décalés. En limitant le trafic aux heures de pointe, cela limiterait aussi la pollution sonore associée. Une des perspectives possible du projet est de pouvoir nourrir des réflexions sur l’organisation du milieu urbain.
« Samuel Challéat, chercheur à l’origine du projet, travaille sur la pollution lumineuse et sur ce qu’on pourrait se permettre de faire pour limiter la lumière artificielle » ajoute-t-il. Par exemple — et à l’instar des « trames vertes et bleues » qui visent à favoriser la préservation de biodiversité dite « ordinaire » jusque dans les milieux urbains —, il travaille actuellement sur un outil d’aménagement émergent, la « trame noire », qui vise à restaurer des continuités écologiques nocturnes mises à mal par la lumière artificielle. Comme l’on sait que les sons d’origine humaine perturbent certains processus écologiques, ce raisonnement sur les continuités écologiques pourrait être transposé dans le domaine de l’écoacoustique, où l’enjeu serait alors de travailler au maintien ou à la restauration d’espaces épargnés de toute pollution sonore. Cette piste de réflexion pourra utilement être nourrie par les données et résultats du projet Silent Cities.
Par Tiphaine Claveau pour I’MTech
¹Samuel Challéat, Géographie environnementale, Toulouse 2 University, CNRS, GEODE (chercheur invité), Toulouse, France
²Nicolas Farrugia, Apprentissage machine & deep learning, IMT Atlantique, CNRS, Lab-STICC, Brest, France
³Jérémy Froidevau, Biologie de la conservation, University of Bristol, School of Biological Sciences, Bristol, UK
4Amandine Gasc, Écologie de la conservation, Aix Marseille Université, Avignon Université, CNRS, IRD, IMBE, Marseille, France