Gérald Gaglio, Université Côte d’Azur; Alexandre Mallard, Mines ParisTech et Franck Cochoy, Université Toulouse – Jean Jaurès
La crise du Covid-19 suscite des expériences variées dans le monde du travail. Mais qu’en est-il des professionnels faiblement qualifiés, ces « premiers de corvée » auxquels peu d’attention est généralement accordée ?Certains sont des soignants loués tous les jours, mais se trouvent en bas de l’échelle du prestige dans ce secteur. D’autres sont chauffeurs-livreurs, éboueurs, caissières, vendeurs, agents d’entretien… Tous sont des « invisibles », que l’on croise d’ordinaire sans vraiment les voir.
Leurs missions se révèlent aujourd’hui indispensables pour garder à flot une vie économique et sociale malmenée par la pandémie. Nous avons voulu comprendre la manière dont le masque sanitaire pénètre leur univers, ce qui offre un éclairage original sur leur vécu de la crise actuelle.
Nous nous appuyons sur une recherche menée avec des collègues des universités de Toulouse, de Nice et de l’École des Mines de Paris et portant sur les représentations et les usages des masques lors de la pandémie. À notre demande, les quotidiens régionaux La Dépêche du Midi, La Montagne et Nice Matin ont relayé un appel à témoignage sur ce sujet. Plus de 1 000 témoignages complets ont été recueillis à travers la France (dont 75 % venant de femmes), entre le 4 et 10 avril. Le constat d’un manque criant de masques était alors patent. L’analyse proposée ici porte sur une sélection de 42 personnes issues de cet échantillon et choisies parmi les catégories « ouvriers » et « employés » de l’Insee.
Avec la crise sanitaire, ces professionnels (re)deviennent visibles. Les tâches vues comme subalternes qu’ils accomplissent gagnent, aux yeux de l’opinion, en utilité et en dignité. Ils sont au front et la façon dont ils abordent leur poursuite du travail est ambivalente.
L’activité professionnelle semble de prime abord un privilège, quand des millions de français sont en panne sèche de revenu. Travailler est également un cadeau empoisonné : ces « invisibles » sont particulièrement exposés au risque de contamination et sont sommés de prendre des mesures pour protéger leurs clients ou leurs bénéficiaires.
La position professionnelle comme vecteur de jugement
Les témoins s’expriment spontanément à partir de leur position professionnelle. Ils mettent fréquemment en avant leur métier pour se présenter. D’une part, ils le font sans doute pour valoriser leur parole car, étant exposés, ils sont particulièrement fondés à se prononcer sur la question des masques. D’autre part, cette prise de parole sur le masque rend leur travail, d’ordinaire peu reconnu, plus légitime.
Soulignons que le registre de la dénonciation est premier. Les témoins s’offusquent d’une possession jugée déplacée du masque. Comme si beaucoup de masques n’étaient pas sur les bons visages. Ainsi, Delphine (39 ans, auxiliaire de puériculture, Haute-Garonne), observe : « Certains portent des masques au supermarché, lors de leur sortie alors que certains soignants en ont peu ».
Danièle (58 ans, agent de service hospitalier en Ehpad, dans la Haute-Loire) poursuit en parlant pour son milieu professionnel et en s’interrogeant sur l’origine des masques : « Il n’y a pas de masques en Ehpad, pourtant en faisant les courses je croise des gens qui en portent. Mais où les prennent-ils ? ». Les personnes âgées sont parfois visées, comme avec Geneviève (49 ans, aide-soignante en réanimation, Nièvre) : « Des personnes âgées en courses avec leurs FFP2 alors qu’en réa on a droit à un masque pour douze heures ! ».
La fragilité des personnes âgées, soulignée par les pouvoirs publics au début de la pandémie, n’est ici en rien une dérogation acceptable pour bénéficier de masques. « Les soignants d’abord ! » insiste Geneviève.
Dans notre corpus, les soignants et les autres professionnels au contact du public ne parlent pas toujours d’une même voix. Ceux qui ne sont pas soignants ont pu se sentir moins considérés par les pouvoirs publics.
Kévin (28 ans, chauffeur-livreur dans le Puy-de-Dôme) avance ainsi, courroucé : « [Le directeur général de la Santé] M. Salomon qui nous martèle tous les soirs que dans notre cas de travailleurs non hospitaliers, le masque ne sert à rien et que nous ne savons pas le mettre… et depuis deux à trois jours le discours change et les masques en tissu sont même conseillés. » Le « nous », emblème d’identification collectif des sans-grades, par opposition au « eux » (les puissants, les politiques, les médias, etc.), est l’objet de délimitations diverses.
La position professionnelle joue aussi spatialement : être physiquement au contact de la société quand beaucoup sont confinés offre un poste d’observation privilégié. Cela autorise nos « invisibles » à parler en tant que spécialistes des autres porteurs de masque. Ils se forgent de ce fait des avis qu’ils souhaitent partager : « Comme je le disais, je travaille en hypermarché. Je suis écœurée de voir le nombre de personnes qui ont des masques et qui avaient des masques depuis le début alors que le personnel soignant, dont ma fille, qui est infirmière, n’en avait pas… » vitupère ainsi Hélène (63 ans, caissière, Alpes-Maritimes).
Manon, 22 ans, vendeuse en boulangerie dans le Finistère surenchérit : « Parmi les clients que je vois défiler à la boulangerie, les gens qui portent des masques sont surtout âgés, entre 35 et 55 ans. Avant cela ou au-delà de cet âge, rares sont les clients qui en portent. »
La pénurie de masques attise enfin des critiques à la limite de l’intolérance et de la xénophobie : « Oui, il est choquant de voir des dealers ou autres personnes, supposées sans grand moyens financiers, arborer des masques FFP2 et autres quand des soignants n’en ont pas ou meurent (déjà six médecins [sont décédés]) […] Dans mon village du Tarn, des cas sociaux, comme on dit (je ne suis pas raciste seulement réaliste puisque vu), arborent des masques FFP2 » (Robert, 60 ans, conducteur de bus, Tarn).
Une expertise aiguisée
Un autre thème apparaît avec force : l’expertise technique vis-à-vis des masques, en lien avec l’affirmation d’identités professionnelles souvent maltraitées. Avec humour, Mireille (53 ans, femme de ménage, Doubs) affirme : « le plus grave qui m’a déroutée c’est l’attitude de la porte-parole Sibeth Ndiaye qui a dit qu’elle était ministre mais ne savait pas porter un masque (moi qui suis femme de ménage, j’y arrive parfaitement ! ?) ».
D’autres mettent à profit leurs compétences manuelles pour fabriquer des masques pour eux et des proches. L’expression d’une expertise technique consiste également à en appeler à la pédagogie, comme y invite Élodie (31 ans, agent de service hospitalier, Loiret) : « Voir des gens porter des masques mais mettre leurs mains, qui traînent partout, sur leur visage, leurs yeux, n’est pas compréhensible. Peut-être faudrait-il expliquer comment bien porter son masque et les gestes à avoir ou non quand on l’a ». Les inégalités scolaires s’inversent : les présumés moins lettrés en savent plus que le reste de la population et sont en capacité de lui donner des leçons.
L’expertise technique consiste aussi à se projeter dans l’après confinement, en amalgamant hygiène et lutte contre le virus : « En ce qui concerne les masques il faut les mettre quand la personne est malade. Je travaille en milieu scolaire, et pour la restauration, c’est indispensable. Il faut tout revoir et mettre en place dans tous les services alimentaires une méthode et une formation à l’hygiène alimentaire et à l’hygiène propre aux humains, par exemple l’hygiène des mains » (Maryse, 56 ans, Atsem – agent territorial spécialisé des écoles maternelles, assistant de l’enseignant –, Allier).
Surtout, l’expertise technique amène à indiquer des informations précises sur les durées appropriées de remplacement des masques. Valérie (31 ans, aide-soignante, Haute Garonne) note ainsi « le fait que les soignants devraient changer leurs masques toutes les quatre heures ». Et Vanessa (30 ans, auxiliaire de puériculture, Tarn) de préciser : « ils sont dans l’impossibilité de le faire dû au manque de masques. Selon les endroits, ils ne le changent parfois pas pendant leur garde (donc douze heures d’affilée), ça me semble tellement aberrant ».
Enfin, la référence à l’expertise professionnelle peut conduire à vouloir se passer de directives qui risquent de complexifier le travail : « Je demande juste à pouvoir aller travailler en toute sécurité pour moi et mes bénéficiaires. Mon expérience et ma formation me permettent de me passer de l’avis et de l’expertise de personnes qui n’ont rien à voir avec le milieu de la santé », nous dit Nadia (32 ans, auxiliaire de vie sociale, Var).
Nadia encore, aide à rendre moins énigmatique une figure de cette crise sanitaire, la personne seule dans sa voiture avec un masque, et élucide le retrait provisoire du masque en ce même lieu : « J’observe que beaucoup de personnes seules dans leurs voitures portent des masques. C’est pour moi le seul moment où je peux enfin respirer de l’air frais entre deux bénéficiaires. Je me demande sincèrement comment ils supportent ça et à quoi ça sert. Je pense que ce ne sont pas des soignants, car les infirmiers que je croise retirent leur masque dans la voiture ».
En conclusion, le port du masque dans la crise actuelle exacerbe la pénibilité de certains métiers, tout en rappelant leur noblesse. Il suscite en outre des opinions sévères sur des possesseurs jugés illégitimes et renforce des clivages dans la population. Il donne enfin naissance à une expertise qui mérite d’être écoutée.
Gérald Gaglio, Professeur de sociologie, Université Côte d’Azur; Alexandre Mallard, Sociologue, directeur du Centre de Sociologie de l’Innovation à MINES ParisTech, Mines ParisTech et Franck Cochoy, Professeur de sociologie, chercheur au LISST-CNRS et membre sénior de l’Institut Universitaire de France, Université Toulouse – Jean Jaurès
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.