La version originale de cet article a été publiée dans le média The Conversation.
Par Laura Nirello, IMT Lille Douai, et Ilona Delouette, Université de Lille.
Récits apocalyptiques sur la situation au sein des Ehpad, flambée de morts (plus de 9000 décès estimés au 03 mai 2020)… La pandémie du Covid-19 révèle plus que jamais les difficultés traversées par le secteur.
Dénoncée par les professionnels de ces établissements depuis plusieurs années, la crise des Ehpad – établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – met en lumière les impasses des politiques d’austérité et de budgétisation appliquées à la santé et à la prise en charge de la dépendance.
Le statut d’Ehpad est créé en 1997 au moment où le gouvernement entérine, après vingt ans de débats, l’idée d’une prise en charge de la dépendance par la Sécurité sociale. Il s’appuie alors sur un certain nombre de raisons d’ordre techniques, et en particulier l’incertitude face aux développements des coûts de la dépendance, et donc à sa budgétisation à long terme.
En 1997, c’est donc une prestation d’aide sociale, gérée par les départements qui est mise en place (la prestation spécifique de dépendance, PSD, depuis remplacée l’allocation personnalisée autonomie, APA).
Une impossible dissociation du cure du care ?
Cette séparation de principe entre la prise en charge de la santé financée par la Sécurité sociale et la dépendance financée par les départements se confronte directement à la réalité des situations. Comment en effet séparer ce qui est relatif au soin (cure), de ce qui relève du prendre soin et de l’accompagnement des personnes dépendantes (care) ?
Cette dissociation tient d’autant moins face à la grande dépendance que celle-ci nécessite une prise en charge médicale en établissement. Or, c’est pour faire face à l’afflux des personnes en grande dépendance que le statut d’Ehpad est créé : il ouvre, en effet, des droits aux financements publics de l’assurance maladie et des départements.
Le financement des Ehpad repose alors sur une tarification ternaire selon une catégorisation théorique des dépenses (soins médicaux, dépendance, hébergement), alimenté par des acteurs publics qui sont tous sous contrainte budgétaire.
L’hébergement est financé par le résident et sa famille. Les « soins médicaux » sont financés à 100 % par l’assurance maladie, via l’agence régionale de santé (ARS), et la « dépendance » est principalement financée par les Conseils départementaux. Les ARS sont contraintes par les enveloppes fermées votées annuellement lors de la loi de financement de la sécurité sociale, alors que les Conseils départementaux le sont par les transferts provenant de l’État dans le cadre de l’allocation personnalisée d’autonomie.
Une médicalisation à moindre coût
Dans le cadre des politiques d’austérité imposées au secteur hospitalier, les régulateurs de la santé ont progressivement cherché à sortir les dépenses liées aux personnes âgées dépendantes des comptes de l’hôpital. Ainsi, en dix ans (2006-2016), selon l’IGAS, plus de la moitié des lits en unité de soin de long séjour (USLD) accueillant des personnes très dépendantes dont l’état nécessite une surveillance médicale constante a été convertie en places d’Ehpad. Les personnes âgées en perte d’autonomie ont dû suivre le mouvement et ont été orientées vers les Ehpad. L’État a également misé sur l’aide à domicile et les résidences autonomie pour les personnes les plus autonomes. Cela a permis de limiter la création de nouvelles places en Ehpad.
Les financements des Ehpad sont négociés dans le cadre de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) fixant, pour cinq ans, un niveau moyen de dépendance et de pathologie des résidents : charge aux établissements de rester dans ces moyennes en contrôlant les entrées et les sorties des résidents en fonction de leur niveau de dépendance.
C’est par ce biais que les financeurs ont poussé les Ehpad à se spécialiser dans la grande dépendance en accueillant les personnes exclues du milieu hospitalier et plus assez autonomes pour le domicile et les logements intermédiaires. Ils tendent ainsi à assumer la charge d’un public aux pathologies de plus en plus nombreuses : plus d’un tiers des résidents est atteint de la maladie d’Alzheimer avec des difficultés à réaliser les actes de la vie quotidienne (90 % des résidents ont besoin d’une aide à la toilette ; les entrées sont de plus en plus tardives (85 ans et 8 mois) et les durées de résidence en Ehpad plus courtes (2 ans et 5 mois), d’après les données de la DRESS (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, une direction de l’administration centrale des ministères sanitaires et sociaux).
Malgré cette évolution du profil des résidents accueillis, les moyens ne suivent pas. Selon la DREES, alors que les Ehpad accueillent aujourd’hui des résidents proches en termes de besoins de ceux accueillis en unité de soin de long séjour (USLD), le taux d’encadrement y est de 0,62 équivalent temps plein par place contre 1,1 ETP par lit en USLD.
De plus, alors que le personnel en USLD est principalement composé d’infirmiers, de gériatres et d’aides-soignants, alors que dans les Ehpad, seul un médecin coordonnateur est présent. Et encore, il l’est à temps partiel, car il intervient dans plusieurs établissements. De même, les infirmiers sont peu nombreux (5,8 pour 100 résidents) et sont absents la nuit, alors qu’ils sont présents 24h/24 en USLD. Le personnel des Ehpad est principalement composé d’aides-soignants et d’agents de service, très certainement totalement dévoués, mais peu formés aux tâches réellement effectuées et bien sûr non rémunérés en conséquence.
Dégradation des conditions d’accueil et de travail
Les Ehpad se retrouvent face à un manque chronique de moyens venant des financeurs publics. Dès lors, sans surprise, face à l’urgence des situations et à la prégnance des besoins, le glissement des tâches est inévitable : les salariés se retrouvent à réaliser des actes qui ne correspondent pas à leurs qualifications, mais qui sont essentiels à la bonne prise en charge et à l’accompagnement adéquat des résidents (les agents de service aident aux toilettes et les aides-soignantes réalisent des soins médicaux). Tout cela est découplé de niveaux de rémunération qui restent faibles, rendant le secteur peu attractif et se traduisant par des difficultés de recrutement dans la plupart des Ehpad, amplifiant encore le faible taux d’encadrement dans les établissements.
Les conditions de travail sont rendues d’autant plus difficiles que le développement de pratiques managériales, conséquences de la volonté de maîtrise des dépenses publiques, a conduit à une injonction à la rentabilité des Ehpad. Ces mutations vont à l’encontre de l’esprit fondateur de ces structures. En effet, héritiers des maisons de retraite, ces établissements sont aussi des lieux de vie où les besoins relationnels liés à l’hébergement (lingerie, restauration), à la relation individualisée et à la sociabilité sont nombreux (care).
Or, dans une volonté de rationalisation de l’activité qui va de pair avec la chasse aux coûts, le travail est « industrialisé », les tâches normées et les cadences augmentées. C’est la chasse aux temps considérés comme « improductifs », c’est-à-dire au « bonjour » et au « comment allez-vous ? » du matin, à la discussion apaisante du soir, finalement, à l’ensemble de tous les aspects relationnels.
Les instances publiques privilégient dans les indicateurs de financement des établissements les tâches censées refléter rigoureusement la productivité de l’activité : le nombre de toilettes ou encore le nombre de repas servis ! Cela renforce le phénomène de déshumanisation des conditions de vie dans les établissements qui deviennent progressivement des « mouroirs ».
La dépendance, un enjeu de Sécurité sociale pour sortir de la crise
Cette situation, très alarmante en temps normal, en particulier pour des raisons éthiques et de justice sociale, devient dramatique en cas de crise sanitaire. C’est particulièrement le cas aujourd’hui avec la crise du Covid-19. Alors que le virus fait des ravages dans les établissements, les Ehpad manquent de personnel médical pouvant prescrire et administrer les médicaments nécessaires à la survie cognitive des résidents, mais aussi à leur fin de vie (Midazolam, Perfalgan). Les personnels qui ne sont pas considérés comme des soignants ont subi le temps de réaction des pouvoirs publics pour distribuer le matériel de protection, pourtant si crucial pour protéger les résidents à hauts risque. Et alors que ceux-ci sont enfermés dans leur chambre, que les visites sont interdites, les personnels ne disposent pas du temps nécessaire pour les rassurer et les accompagner dans cette épreuve.
Cette situation tragique appelle à repenser en profondeur le modèle des Ehpad comme maints rapports l’on déjà proposé (Mission Flash Iborra-Fiat en 2018, rapport Libault en 2019). Or, ces questions sont liées aux manières de financer le secteur.
Alors que les différents travaux évaluent les besoins en financement des Ehpad entre 7 et 10 milliards d’euros, construire une prise en charge de la dépendance au sein de la branche santé accompagnée d’une augmentation de ses ressources en fonction des besoins, aurait l’avantage de renoncer à l’impossible dissociation du cure et du care, établie jusqu’ici pour des raisons budgétaires, et qui a montré ses limites tant pour la gestion des hôpitaux que pour celle de la dépendance.
Laura Nirello, Maitre-assistante en économie, IMT Lille Douai – Institut Mines-Télécom et Ilona Delouette, Doctorante en économie, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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