Le projet Industry Without Borders lancé par l’Académie Franco-Allemande pour l’industrie du futur en 2017 vise à remettre en question l’idée que les technologies numériques dissolvent les frontières. Madeleine Besson et Judith Igelboeck, respectivement d’Institut Mines-Télécom Business School et de l’Université Technique de Munich montrent pourquoi ce n’est pas aussi simple en pratique.
Le domaine de l’industrie se numérise et cela déclenche une vague de transformations. La mise en avant de l’innovation ouverte prône la dissolution des frontières au sein de l’entreprise et dans les relations entre différentes organisations. « Ce n’est pas aussi simple » annonce Madeleine Besson, chercheuse en management à Institut Mines-Télécom Business School. « On voit que cela se fluidifie, mais la numérisation peut aussi créer de nouvelles frontières ou renforcer celles déjà existantes ».
L’objectif du projet Industry Without Borders lancé en 2017 était alors d’identifier ce qui peut faire frontière dans les entreprises et comment celles-ci évoluent. Il est porté par l’Académie franco-allemande pour l’industrie du futur, qui associe des équipes de l’IMT et l’université technique de Munich (TUM). « Nous avons porté un regard sur la manière dont les frontières peuvent être construites, reconstruites, parfois renforcées ou effectivement rompues » indique Judith Igelsboeck, sociologue des organisations à la TUM. De chaque côté du Rhin les équipes de chercheurs sont allées à la rencontre des entreprises pour déterminer, à travers des études de terrain et entretiens qualitatifs, les transformations liées au numérique.
« Nous nous sommes notamment appuyés sur la notion d’innovation ouverte » informe Madeleine Besson. Aujourd’hui, les entreprises font beaucoup plus souvent appel au consommateur dans les processus de création et d’innovation, mais il reste souvent sous contrôle de l’entreprise. A l’inverse Judith Igelsboeck rapporte qu’une « étude dans une société de conseil en informatique en Allemagne a montré que les clients allaient jusqu’à demander que la base de données des compétences de la société soit mise à leur disposition pour choisir par eux-mêmes les profils des informaticiens pour leur projet. L’ouverture ici est alors claire ».
Quelles frontières ?
« Les frontières dans le monde de l’entreprise ont longtemps été formalisées sous un angle économique » précise la chercheuse française. Cela comprend alors les biens et les marchandises, les salariés ou encore les machines utilisées. « Mais le périmètre est plus large que ça, et surtout très mobile ». Il est possible d’y intégrer, comme dans l’exemple précédent, les relations client et leur intégration dans les processus d’innovation, ou encore les relations entre diverses entreprises.
Dans le cadre de frontières internes, par exemple l’organisation au sein d’un département, les modèles de management ont tendance à aller dans la direction d’effacement des frontières. « Ce concept se retrouve à travers le renouveau de l’architecture même des locaux, le principe de l’open space » illustre Judith Igelsboeck. L’espace de travail devient plus agile, flexible et sans séparation interne. Cela vise à faciliter le regroupement et apprendre à bien connaître ses collègues pour travailler ensemble.
Pourtant l’open space n’est pas forcément si ouvert au final. « Les employés se réapproprient l’espace en créant des frontières pour délimiter leur espace personnel » indique Madeleine Besson. Cela se fait à travers l’agencement particulier – parfois perceptible pour les seuls usagers du lieu – pour définir un certain espace comme étant le leur.
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Madeleine Besson rappelle que « selon l’avis général de la littérature scientifique et des médias, les outils numériques et l’intelligence artificielle faciliteraient la connexion immédiate, non seulement des personnes mais aussi des choses ». Les chaînes d’approvisionnement devraient se développer en un seul processus automatisé et sans faille, fonctionnant au-delà des frontières organisationnelles. Cependant tout n’est pas si clair en pratique, et les outils numériques auraient même tendance à ajouter de nouvelles barrières.
Entre théorie et pratique
« Imaginons une imprimerie utilisant un outil automatique pour aider à la gestion des stocks » illustre la chercheuse française. « Un système informatique connecté entre le fournisseur de papier et l’imprimerie pourrait réguler les commandes de papier en fonction des stocks et de l’activité des usines. Le fournisseur devient une sorte de stock dans lequel l’entreprise peut puiser, le système est partagé et les frontières sont alors affaiblies ».
Cela dit, le même exemple peut aussi montrer la création de nouvelles frontières. Si ces entreprises utilisent des systèmes très compétitifs, comme Apple ou Androïd, elles feront face à des barrières infranchissables car ces deux systèmes ne sont pas interopérables. « Le changement de technologie peut encore présenter une autre frontière » complète Madeleine Besson. « Cela va créer des sous-catégories entre ceux ayant le goût et les compétences pour converser avec les machines, et d’autres organisations qui pourraient se sentir assistants des automates ».
« C’est un sentiment que notre équipe a retrouvé sur une enquête avec le personnel d’une entreprise de service après-vente » annonce la chercheuse française. Leur journée de travail s’organise autour d’une tournée chez les clients ayant une panne sur un équipement. Traditionnellement ces employés organisaient leur tournée. Aujourd’hui elle est gérée par un système informatique et ils reçoivent la veille au soir une liste de clients à visiter. « Ces employés se sont retrouvés frustrés de ne plus avoir la main sur leur organisation, ils ne voulaient pas qu’on leur enlève leurs responsabilités » explique-t-elle.
« Ils se retrouvaient le matin avant leur tournée pour s’échanger des rendez-vous. Certains ne voulaient pas rentrer dans de grandes villes, d’autres voulaient garder des clients qu’ils côtoient depuis longtemps. L’outil numérique installe alors une barrière au sein de l’entreprise qui alimente tensions et frustrations, donnant éventuellement lieu à des conflits ou des contestations ». Ces évolutions se sont faites sans véritable consultation des acteurs internes et peuvent mener à des conflits dans le fonctionnement général de l’entreprise.
À travers le Rhin
Cette première phase de projet avec un certain nombre d’études de terrain en France et en Allemagne devrait aboutir à de nouvelles collaborations. Pour les chercheurs, il serait intéressant de questionner les évolutions de chaque côté du Rhin et de voir si les transformations sont similaires, ou si un aspect culturel peut favoriser la dissolution ou au contraire la cristallisation des frontières.
« Chaque pays a sa propre vision et stratégie pour l’industrie du futur » soutient Judith Igelsboeck, il serait alors envisageable que des différences culturelles soient perceptibles. « L’aspect interculturel soulève un point, mais nous n’avons pas pu pour l’instant étudier une même entreprise ayant une branche allemande et française ». Ce sera peut-être le sujet d’une prochaine collaboration franco-allemande. La chercheuse allemande rapporte qu’une autre suite possible de ce projet tournerait autour de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le management des entreprises.
Tiphaine Claveau pour I’MTech
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