La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Par Abdelhak Maachi et Rodolphe Sonnier, IMT Mines Alès.
Dans les efforts à fournir pour réguler les activités humaines les plus émettrices, la terre crue, cette matière première la plus répandue au monde, a un rôle essentiel à jouer. Rappelons que le secteur du bâtiment génère à lui seul près de 40 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre.
Une histoire millénaire et globale
Il y a 11 000 ans, Homo sapiens bâtissait déjà en terre crue dans la région de l’actuelle Syrie. Cet écomatériau millénaire reste de nos jours l’un des principaux matériaux de construction dans le monde. On estime que plus d’un tiers pour les pays du Sud.
On trouve des exemples d’architecture en terre crue, de la plus modeste à la plus monumentale, sur tous les continents et sous tous les climats. 175 sites, intégralement ou partiellement bâtis avec ce matériau, sont classés par l’Unesco au patrimoine mondial de l’humanité, soulignant la durabilité de ce mode de construction.
À titre d’exemples, citons la grande mosquée de Djenné, au Mali : bâtie en 1907, elle reste l’un des plus grands édifices en terre crue au monde et constitue l’un des emblèmes de la culture de ce pays. En Chine, la Grande Muraille comporte des sections longues de plusieurs kilomètres construites en terre crue, lorsque la pierre n’était pas disponible localement. Citons aussi la ville du XVIe siècle de Shibām, au Yémen, première cité verticale et dense du monde avec des maisons-tours d’environ 30 mètres de haut, entièrement bâties en briques de terre moulée (appelée « adobes »). En raison de la guerre civile qui touche actuellement ce pays, la ville figure désormais sur la liste du patrimoine en danger de l’Unesco.
Au Maroc, les quatre villes impériales – Fès, Marrakech, Meknès et Rabat – sont également classées au patrimoine mondial de l’humanité du fait de leurs médinas traditionnelles édifiées en adobes et pisé (c’est-à-dire en terre damée coffrée). Le pays recèle d’autre part de prodigieuses forteresses en terre ocre, appelées ksour et kasbahs. Le ksar d’Aït-Ben-Haddou constitue un exemple emblématique de l’architecture traditionnelle amazighe du sud marocain.
En Europe, les constructions en terre ne se restreignent pas aux habitats ruraux. À Grenade, le palais éblouissant de l’Alhambra (« la rouge », en arabe, en référence à la couleur de la terre), a été en grande partie (ses remparts notamment) édifié en pisé au XIIIe siècle.
La France est l’un des rares pays qui possèdent un patrimoine en terre édifié selon les 4 principales techniques traditionnelles – à savoir pisé, adobe, torchis et bauge – et où la majorité des bâtiments en terre date souvent de plus d’un siècle. Lyon présente ainsi un ensemble architectural remarquable : depuis les années 1800, dans le quartier de la Croix-Rousse, on habite dans des immeubles en pisé de 4 et 5 étages.
Bâtir avec ce que l’on a sous les pieds
La terre, le sol, sont constitués de minéraux, de matières organiques, d’eau et d’air. Les minéraux, composés essentiellement de silicates – quartz, argiles, feldspaths et micas – et de carbonates, proviennent de l’altération physique et chimique d’une roche mère. La terre à bâtir (la matière première), essentiellement minérale, est prélevée facilement dans le sol, sous la couche de terre riche en matières organiques (humus) et réservée à la production végétale.
Après son extraction à l’aide d’outils rudimentaires ou plus élaborés, la terre (constituée d’argile, de limon, de sable et éventuellement de graviers et de cailloux) est transformée en matériau de construction selon des modes vernaculaires ou plus contemporains. On peut les regrouper en 4 grandes familles.
- La terre compactée, non saturée en eau : pour réaliser des murs en pisé et des blocs de terre comprimée (BTC).
- La terre empilée ou moulée à l’état plastique : pour réaliser des murs en bauge (terre empilée), des adobes.
- La terre allégée (à l’état visqueux) grâce à des fibres végétales : pour réaliser du torchis (en remplissage d’une structure porteuse en bois), de la terre-paille, de la terre-chanvre, etc.
- La terre coulée à l’état liquide dans des coffrages, comme un béton cimentaire fluide ou autoplaçant.
Facile à travailler, saine et écologique
La terre présente de nombreux avantages : c’est un matériau naturel, abondamment et localement disponible (le transport est souvent nul), à faible énergie grise (énergie consommée tout au long du cycle de vie d’un matériau) et recyclable à l’infini. Brute et diversifiée, elle offre une variété de granularités, de couleurs naturelles et de textures vivantes, garante d’une esthétique minimaliste.
La terre assure également un confort naturel hygrothermique et acoustique et un climat intérieur sain. Elle offre, en effet, une régulation hygrométrique et ses murs massifs bénéficient d’une bonne inertie thermique et d’une isolation phonique. Elle ne dégage aucun COV (composés organiques volatils) et absorbe les odeurs. Ces vertus, connues de manière empirique depuis des millénaires, sont aujourd’hui confirmées scientifiquement.
Contrairement aux matériaux industrialisés et mondialisés, la terre est facile à travailler et sa mise en œuvre est sans risque pour la santé. Elle contribue ainsi à promouvoir les chantiers participatifs et l’autoconstruction (surtout pour les plus démunis), à valoriser la diversité des cultures constructives et à stimuler le développement local.
La construction en terre contribue également à la valorisation des terres d’excavation des grandes villes considérées comme des déchets. Alors que le chantier du Grand Paris Express va générer 40 millions de tonnes de terre d’ici 2030, le projet « cycle terre » vise à transformer une partie de ces « déchets » en écomatériaux de construction dans une logique d’économie circulaire.
Ces avantages écoresponsables font de la terre un matériau de construction d’avenir, une alternative aux matériaux de construction énergivores et polluants – comme la brique cuite ou le ciment (près de 7 % des émissions de CO2 à l’échelle du globe) – et une solution à favoriser dans le bâtiment pour répondre à la crise mondiale du logement (dont souffre un milliard d’humains) et à l’urgence climatique, comme l’espèrent les signataires du « manifeste pour une frugalité heureuse ».
Des limites à dépasser
Mais la terre a aussi ses limites. Son principal problème réside dans sa sensibilité à l’eau. Pour y remédier, les murs en terre sont traditionnellement protégés, surtout sous un climat pluvieux, par « de bonnes bottes et un bon chapeau » : soit un soubassement (en pierre par exemple) pour empêcher les remontées capillaires, et un débord de toiture pour protéger de l’érosion due à la pluie.
L’ajout de ciment, à faible dosage, est aussi parfois utilisé pour limiter sa sensibilité à l’eau et augmenter, modestement toutefois, ses propriétés mécaniques. Mais le recours à cette « stabilisation » reste critiquable car elle impacte l’intérêt écologique et pénalise le cycle de vie du matériau.
La terre crue représente 15 % du patrimoine bâti français. Cependant, le pourcentage de constructions neuves en terre reste quasi nul à l’échelle nationale, même s’il montre une progression. Le règne omniprésent du béton cimentaire, le contexte hyperindustrialisé de la construction, le lobbying, la réglementation inappropriée, les préjugés défavorables (matériau primitif pour pays pauvres !), le manque de connaissances des décideurs, ingénieurs et maîtres d’ouvrages, sont autant de raisons qui expliquent la marginalisation et l’ostracisme dont souffre ce matériau.
Pour dépasser ces limites, la terre crue nécessite une réglementation spécifique appropriée pour sa mise en œuvre et sa maintenance, ainsi que des tests adaptés tenant compte de ses spécificités et de sa complexité ; il s’agit d’évaluer ses propriétés physiques et sa durabilité. Le développement de la construction en terre passe aussi par la recherche scientifique, l’enseignement, la formation appropriée des futurs concepteurs et bâtisseurs et sa promotion.
Mais la terre crue, associée à d’autres écomatériaux tels que le bois, la pierre et les isolants biosourcés (comme le chanvre et la paille), devrait sans aucun doute contribuer à bâtir la ville de demain, résiliente et autonome.
Arnaud Misse (CRAterre, École nationale supérieure d’architecture de Grenoble), Laurent Aprin, Marie Salgues, Stéphane Corn, Éric Garcia-Diaz (IMT Mines Alès) et Philippe Devillers (École nationale supérieure d’architecture de Montpellier) sont co-auteurs de cet article.
Abdelhak Maachi, Doctorant en sciences des matétriaux, Mines Alès – Institut Mines-Télécom et Rodolphe Sonnier, Maître Assistant des Ecoles des Mines, Mines Alès – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.