Fukushima : neuf ans après la catastrophe, l’eau contaminée sème toujours la discorde

Aurélien Portelli, Mines ParisTech et Franck Guarnieri, Mines ParisTech

Le 11 mars 2011, le Japon est frappé par un séisme et un tsunami dévastateurs. La centrale de Fukushima Daiichi, où sont exploités six réacteurs nucléaires, est confrontée à une situation d’urgence absolue. Sur place, les équipes dirigées par Masao Yoshida mènent une lutte acharnée. Au fil des jours, les opérateurs parviennent à reprendre la main sur les installations en injectant de l’eau dans les cuves des réacteurs.

Or pour maintenir les réacteurs à basse température, cette injection d’eau doit être assurée en continu. Masao Yoshida prend vite conscience que le liquide, devenu radioactif, va finir par déborder, ou s’écouler par certaines fissures. Ses craintes deviennent très rapidement réalité : le 24 mars 2011, de l’eau fortement contaminée est détectée dans le bâtiment du réacteur 1.

Le 27 mars 2011, lors d’une réunion organisée au siège de l’exploitant Tepco, Yoshida expose sans détour la situation : le traitement des eaux est primordial pour stabiliser l’état des réacteurs. Il propose de rejeter à la mer l’eau faiblement contaminée stockée dans le centre de traitement des déchets afin d’y recevoir de l’eau fortement contaminée.

Il y a aussi le problème de l’inondation des sous-sols des bâtiments hébergeant les réacteurs 5 et 6. Pour Yoshida, la solution passe également par l’évacuation de l’eau et son rejet dans la mer. Il demande alors aux représentants de Tepco, du gouvernement et de l’Agence de sûreté industrielle et nucléaire (NISA) de se prononcer au plus vite sur ces rejets.

En mars 2011, préparation de l’injection d’eau dans le bâtiment du réacteur 4.

 

Des réservoirs d’eau contaminée situés dans la zone G de Fukushima Daiichi (septembre 2013).

 

1500 tonnes rejetées

Du côté des officiels, tout rejet en mer est inenvisageable, la radioactivité de l’eau dépassant le niveau autorisé pour une telle opération. Yoshida se plie à l’injonction, condamné à laisser les eaux souterraines monter, les infiltrations dans les bâtiments s’intensifier et les eaux stagnantes augmenter. Une telle situation menace les réseaux électriques et les moyens de refroidissement, pouvant entraîner, dans le pire des scénarios, la fusion du cœur des réacteurs. Le directeur de la centrale se projette : en cas d’extrême urgence, si rien n’est décidé, il se tient prêt à désobéir et rejeter ces eaux dans l’océan.

Le 2 avril 2011, une fuite d’eau hautement contaminée est découverte dans le réacteur 2. Une cellule de crise se réunit au matin du 4 avril. Les membres ordonnent à Yoshida de colmater la fuite coûte que coûte, sans proposer la moindre solution pour traiter et stocker l’eau. Yoshida explose, comme en témoigne son récit des événements rapporté dans L’accident de Fukushima Daiichi :

« Je crois que j’ai réagi assez violemment, je crois même que je leur ai crié dessus qu’il leur appartenait aussi de réfléchir au problème. Je pense que c’est à partir de ce moment qu’ils ont commencé à y réfléchir sérieusement. »

Dans la journée du 4 avril 2011, il obtient finalement l’autorisation de rejeter 1500 tonnes d’eau contaminée retenues dans le centre de traitement et les tunnels de service des unités 5 et 6. Pourquoi 1500 tonnes ?

« Quand j’ai posé la question au siège, ils m’ont répondu que cela avait été calculé en fonction de l’impact environnemental, qu’ils avaient déjà communiqué ce chiffre à la NISA et qu’il était trop tard pour revenir dessus. »

Yoshida aurait voulu qu’on l’autorise à évacuer l’eau des tunnels de manière continue. La décision, qui l’étonne par sa rapidité, apporte malgré tout un grand soulagement. Elle va lui permettre de continuer l’injection d’eau dans les installations, en attendant l’arrivée des premiers réservoirs de stockage.

Trop-plein à l’horizon

Dans les années qui suivent la catastrophe, les travaux s’enchaînent et les réservoirs d’eau contaminée s’accumulent sur le site. En réponse au manque d’espace, plusieurs options sont envisagées : le stockage durable, l’évaporation, le rejet en mer de l’eau après traitement.

Dès 2014, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) préconise cette dernière solution. En 2016, une commission d’experts mandatée par le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie japonais (METI) s’aligne sur cet avis. Mais le projet suscite trop d’inquiétude au sein de l’opinion publique et le gouvernement décide de ne pas l’autoriser.

La situation évolue sensiblement le 9 août 2019 : Tepco déclare que la limite de stockage de l’eau contaminée sera atteinte à l’été 2022. Une nouvelle commission est alors chargée d’examiner la possibilité du rejet en mer. Si l’Autorité de régulation nucléaire japonaise y est favorable, à l’instar du directeur général adjoint de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), Greenpeace se prononce en faveur du stockage à long terme.

Au vu des enjeux, des polémiques et des incertitudes – en particulier en termes de pollution marine –, le gouvernement décide une nouvelle fois d’attendre.

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Octobre 2019, le ministre de l’Environnement, Shinjiro Koizumi, en visite à Fukushima Daiichi.

 

Un dérapage et un ministre plus tard

Nouveau rebondissement le 10 septembre 2019 : Yoshiaki Harada, ministre de l’Environnement, annonce aux journalistes que la seule solution au problème de l’eau contaminée consiste à la déverser en mer.

Cette prise de position provoque un tollé, tout particulièrement chez les pêcheurs de la préfecture de Fukushima qui craignent pour leur activité. Le porte-parole du gouvernement tente de limiter les dégâts, réprimandant le ministre pour des propos qualifiés de « personnels ». Désavoué, Harada quitte ses fonctions dès le lendemain. Il est remplacé par le très populaire Shinjiro Koizumi qui se rend à Fukushima le 12 septembre 2019.

Le nouveau ministre condamne l’irresponsabilité de son prédécesseur et déclare vouloir faire sortir le Japon du nucléaire. Il cherche à rassurer l’opinion publique mais aussi les pays voisins de l’archipel, comme la Corée du Sud, inquiète pour l’avenir de ses pêcheurs et la santé de ses athlètes, qui doivent rejoindre en juillet 2020 le Japon pour les Jeux olympiques d’été.

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Stock d’équipements en Tyvek, J-Village ; en haut, une sculpture de footballeurs (7 octobre 2011).

En attendant les JO

Le 19 décembre 2019, les organisateurs des JO ont dévoilé que le relais de la flamme olympique débutera le 26 mars prochain au J-Village, un complexe d’entraînement de footballeurs situé dans la préfecture de Fukushima et utilisé comme base opérationnelle durant la crise nucléaire.

Une mise en scène soigneusement étudiée pour exposer au monde la renaissance de la région après la double catastrophe, naturelle et technologique, de 2011. Mais l’eau contaminée de Fukushima vient jouer les trouble-fêtes et le dossier est à nouveau évoqué dans les médias le 24 décembre. Selon un fonctionnaire d’État, « l’option d’un simple stockage à long terme n’est plus envisagée ». Les jeux sont-ils faits ? Pas encore, le gouvernement ayant tout intérêt à attendre la fin des JO pour se prononcer.

À gauche, Masao Yoshida, directeur de Fukushima Daiichi (mai 2011) ; à droite, Goshi Hosono, conseiller spécial du Premier ministre (avril 2011).

 

Le temps de la décision

Aujourd’hui, la capacité de stockage de l’eau est sur le point d’atteindre sa limite et l’urgence se fait à nouveau sentir ; le gestionnaire se retrouve confronté à l’indécision du décideur. Est-ce un retour à la case départ ? Pas tout à fait, car la situation a évolué.

Premièrement, il ne s’agit plus de 1500 tonnes, mais bien d’un million de tonnes d’eau à déverser dans l’océan. Or, pour certains experts, cette eau est trop contaminée et son rejet inacceptable.

Au Japon, le projet divise et reste très discuté. Selon un sondage réalisé fin février 2020 par le quotidien Asahi Shimbun, il est approuvé seulement par 31% des Japonais (57% s’y opposent).

À l’échelle de la préfecture de Fukushima, l’ancien gouverneur Yuhei Sato considère que le rejet en mer serait une grave erreur et qu’il ruinerait tous les efforts effectués pour dissiper l’image négative du public sur les produits agricoles locaux, la pêche et le tourisme.

D’autres voix se font toutefois entendre. Goshi Hosono, conseiller spécial du Premier ministre à l’époque de la catastrophe et actuellement député à la chambre des représentants, se déclare favorable au rejet en mer. S’appuyant sur l’avis du groupe d’experts du METI, il estime que ce plan aurait une faible incidence environnementale et sanitaire.

Hosono a été un interlocuteur privilégié de Yoshida en mars 2011. Au plus fort de la crise, il a témoigné son empathie envers des équipes de la centrale dénigrées par les autres acteurs institutionnels. Figure respectée, sa récente intervention est un coup dur pour les opposants au rejet en mer.

De son côté, l’AIEA a enfoncé un peu plus le clou. Son directeur a rappelé, au cours d’une visite du site le 26 février, que l’option répond aux normes internationales et qu’elle relève d’un moyen courant de libérer l’eau dans les centrales du monde entier.

Le système d’acteurs a également changé depuis 2011. À l’époque, il se composait de l’exploitant, du gouvernement, de l’autorité de sûreté et, dans une certaine mesure, de l’opinion publique japonaise. Entre temps, un nouvel acteur est apparu : la communauté internationale, qui considère avec inquiétude la possibilité d’un rejet en mer et son impact délétère sur le vivant. Le débat désormais est planétaire. En plus de questionner le droit de contaminer le milieu marin, le projet met en jeu l’image du Japon, complexifiant d’autant la prise de décision.

Aucune solution n’est actuellement satisfaisante. Même si l’exploitant parvient à augmenter sa capacité de stockage, il n’est pas à l’abri d’une fissure et d’une fuite de cuve. Sans parler du combustible fondu des réacteurs 1, 2 et 3, matière hautement radioactive dont l’extraction soulève un immense défi technique.

Neuf ans plus tard, l’accident de Fukushima n’est toujours pas terminé.The Conversation

Aurélien Portelli, Chargé de recherche en histoire des risques industriels, Centre de recherche sur les Risques et les Crises, Mines ParisTech et Franck Guarnieri, Directeur du Centre de recherche sur les risques et les crises, Mines ParisTech

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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