En 2015, le centre ingénierie et santé de Mines Saint-Étienne obtenait deux bourses du European Research Council (ERC). Derrière ces financements, deux projets de cinq ans sur la rupture d’anévrisme de l’aorte au sein du laboratoire Sainbiose[1]. Pierre Badel recevait ainsi une starting grant (bourse jeune chercheur) de 1,5 millions d’euros, et Stéphane Avril une consolidator grant (bourse de consolidation d’une équipe de recherche) de 2 millions d’euros. 2020 marque la fin de leurs bourses et des projets de recherche qui leur sont associés. À cette occasion, I’MTech a réalisé une interview croisée de ces deux chercheurs pour aborder les résultats qu’ils ont ainsi pu obtenir, et l’impact de ces bourses ERC sur leurs travaux.
Vos deux bourses ERC, obtenues en 2014 et débutées en 2015, portaient sur des sujets similaires : la biomécanique de l’aorte dans le cadre des ruptures d’anévrismes. Quelles étaient les particularités de chacun de vos projets ?
Pierre Badel : L’idée de départ pour mon projet, AArteMIS, était de mieux expliquer la résistance des parois de l’aorte. En 2014, nous venions de mettre au point des tests in vitro pour étudier la résistance mécanique de cette artère. L’objet de l’ERC était d’y rajouter des expérimentations sur la microstructure : concrètement, il s’agissait de mettre au point des protocoles pour tirer sur ces matériaux et étudier les propriétés de structure lorsque la paroi casse.
Stéphane Avril : Pour ma part, tel que mon projet Biolochanics avait été monté, il y avait une part de recouvrement avec AArteMIS. Nous avions récupéré des tissus d’anévrisme de patients réels grâce à notre partenariat avec le CHU de Saint-Étienne, et nous voulions caractériser les contraintes mécaniques dans ces tissus afin de comprendre comment l’anévrisme se développe, et comment il rompt. Il faut dire que les deux projets n’étaient pas prévus pour être articulés : c’était improbable d’avoir deux bourses ERC dans la même équipe. Mais les comités d’évaluation des demandes de bourse pour les starting grant et les consolidator grant sont différents, ce qui a permis que les deux projets soient jugés indépendamment et qu’ils soient tous les deux lauréats. L’articulation entre les deux projets s’est faite après.
Comment avez-vous adapté les recherches sur chacun des projets en fonction de ce qui était réalisé sur l’autre ?
SA : Lorsque nous avons appris que nous avions obtenu les deux bourses, j’ai effectué un remodelage de mon projet. J’ai plutôt fait porter les travaux sur les aspects mécano-biologiques. Plutôt que d’étudier les raisons mécaniques de rupture des anévrismes et leur lien avec structure de la paroi — ce que le projet AArteMIS faisait déjà — je me suis concentré sur les modifications précoces de la paroi aortique, et le lien avec l’environnement. L’étude a porté par exemple sur la façon dont le sang circule dans l’aorte, et comment cela impacte le développement de l’anévrisme. En parallèle, nous avons démarré un nouveau protocole dans le projet afin d’inclure des patients atteints de tout petits anévrismes. Nous suivons encore ces patients aujourd’hui, et cela nous permet de mieux comprendre l’évolution de la pathologie.
PB : De mon côté je suis resté assez proche du programme prévu, c’est-à-dire l’étude mécanique du matériau de l’artère. La seule différence avec le projet d’origine c’est que nous avons pu approfondir cette dimension structurale dans la rupture des parois. Nous avons eu l’opportunité d’utiliser une nouvelle technique : la tomographie au rayon-X. C’est comme le scanner, mais adapté aux tout petits échantillons. Cela nous a permis de travailler sur chaque couche des vaisseaux qui composent la paroi de l’aorte, et qui ont des propriétés différentes.
Ces deux projets ont duré cinq ans et se terminent dans quelques mois. Quels sont les résultats emblématiques que vous retenez ?
PB : Sur AArteMIS, nous avons développé une expérience qui prouve de manière propre que même si nous connaissons l’épaisseur précise d’un anévrisme, nous ne sommes pas capables de savoir où il va casser. C’est un résultat dont nous sommes très fiers car d’habitude un matériau casse à l’endroit le plus fin. Or ici c’est une approche qui est erronée. Ce résultat permet d’aider au diagnostic des anévrismes en expliquant aux praticiens qu’il ne suffit pas de regarder l’épaisseur de la paroi aortique pour argumenter sur un risque de rupture d’un anévrisme.
Et quels résultats sur le projet Biolochanics ?
SA : Il y a deux choses dont je suis très content. La première c’est l’achèvement d’un article scientifique qui a mis 5 ans à être rédigé. Il concerne le développement d’une méthode pour reconstituer la carte d’élasticité des vaisseaux. C’est une technique très intéressante car personne n’avait réussi à faire une carte d’élasticité des vaisseaux de l’aorte avant nous. Elle a donné lieu au dépôt d’un brevet, et pourrait être utilisée en recherche pharmacologique. Le second résultat, c’est que nous avons mis au point un modèle numérique pour simuler le vieillissement accéléré de l’aorte en fonction de paramètres biologiques. Cela nous permet d’aller vers le développement d’un jumeau numérique de l’aorte pour les patients.
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Une bourse ERC est un financement important pendant cinq ans. Comment ces fonds permettent-ils concrètement de vous aider à développer un projet de recherche ?
PB : D’abord, une bourse ERC signifie que pendant quelques années nous ne perdons plus de temps à chercher de l’argent. C’est un gros confort pour un chercheur qui doit en permanence faire des demandes de financement pour mener ses travaux. Concrètement pour mon projet, la bourse a permis de recruter trois doctorants et trois post-doctorants. C’est toute une équipe qui se monte, et qui permet d’avoir plus de force de recherche. Dans notre discipline, il y a également beaucoup d’expériences impliquant des outils et appareils coûteux. La bourse permet de s’équiper avec du matériel de pointe et de monter les expériences que l’on souhaite.
SA : C’est similaire pour moi : nous avons pu embaucher neuf post-doctorants sur Biolochanics. Ça représente une équipe de recherche conséquente. Le confort financier permet aussi de dédier du temps au ressourcement scientifique et aux collaborations. J’ai pu faire des séjours d’un à deux mois chaque année à l’université de Yale, aux États-Unis, où il y a également une très bonne équipe en biomécanique spécialisée de l’aorte, dirigée par Jay Humphrey.
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Comment la responsabilité d’un projet financé par une bourse ERC impacte-t-il votre vie de chercheur ?
SA : C’est beaucoup de temps passé à manager, à organiser. C’est exigeant mais on perçoit directement les retombées pour le laboratoire. C’est du temps qui est bien investi, et c’est principalement ce qui change avec le temps que l’on pourrait passer par ailleurs à chercher des financements, où l’impact est plus incertain. C’est aussi beaucoup de reconnaissance pour les travaux. En tant que chercheurs, nous sommes plus sollicités, et nous recevons des invitations qui n’auraient probablement pas eu lieu sans l’ERC. En matière d’interactions internationales, c’est un apport significatif.
À l’approche de la fin des projets — fin décembre pour vous Stéphane, et fin octobre pour vous Pierre — comment envisagez-vous la suite de vos recherches ?
PB : Pour l’instant nous sommes à fond ! Nous avons encore plusieurs articles scientifiques en cours de rédaction. Le projet se termine officiellement à l’automne, donc je me remets progressivement à chercher des financements. Par exemple j’ai un projet local qui va débuter sur la rupture de tissus mous pour la réparation des parois abdominales, financé par la région Rhône-Alpes, le CHU de Lyon, l’Insa Lyon, et Medtronic. Mais les prochains mois resteront encore très chargés sur la fin du projet Aartemis.
SA : Pendant l’ERC, nous avons peu de disponibilités pour lancer et coordonner d’autres projets. Durant les cinq dernières années, j’ai plutôt eu comme approche de monter dans des trains sans les conduire. Cela se traduit par des associations avec d’autres partenaires académiques pour déposer des projets mais sans être leader. Récemment, l’un de ces projets a été accepté sur financement d’une action Marie Curie International Training Network, qui sont des financements européens pour le recrutement de cohortes de doctorants. Le laboratoire participe ainsi à l’encadrement de 6 thèses sur le jumeau numérique pour les anévrismes de l’aorte qui démarrent au printemps 2020. De plus, je compte profiter de la fin de ce projet pour aller voir ce qui se fait ailleurs dans mon champ de recherche. Pendant un an, j’aurai un poste de professeur invité à l’Université Technique de Vienne en Autriche. C’est important aussi de se donner du temps dans une carrière pour s’ouvrir, et nouer des liens avec des homologues.
[1] Le laboratoire Sainbiose est une unité mixte de recherche Mines Saint-Étienne/Inserm/ Université Jean Monnet
Propos recueillis par Benjamin Vignard, pour I’MTech.
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