Le domaine des objets connectés évolue à une vitesse faramineuse dans tous les secteurs. Il devient nécessaire de mettre au point un standard de communication, c’est-à-dire une « langue commune », que les différents systèmes intelligents pourront comprendre et interpréter. Pour contribuer à cet objectif, l’ETSI (European Telecommunications Standards Institute) finance un projet européen sur lequel travaillent Maxime Lefrançois et Antoine Zimmermann[1], chercheurs à Mines Saint-Étienne.
Pour coopérer, les objets connectés doivent pouvoir dialoguer entre eux. Cette caractéristique, appelée « interopérabilité sémantique », est un des enjeux principaux de la transition numérique. Pour être efficace, l’interopérabilité sémantique passe nécessairement par l’adoption partagée d’un ensemble de bonnes pratiques consensuelles. L’aboutissement serait la mise en place d’un standard adopté par les acteurs de l’internet des objets (IoT). Au niveau européen, l’ETSI (European Telecommunications Standards Institute) est en charge de la mise en place des standards pour les technologies de l’information et de la communication. « L’ETSI a par exemple standardisé la carte SIM, pourvoyeuse d’identité sur les réseaux de téléphonie mobile jusqu’à aujourd’hui » illustre Maxime Lefrançois. Son collègue Antoine Zimmermann et lui sont chercheurs à Mines Saint-Étienne, spécialistes du web sémantique et de la représentation des connaissances. Ils participent au projet STF 578 financé par l’ETSI concernant l’interopérabilité des objets connectés, en partenariat avec deux chercheurs de l’Universidad Politécnica de Madrid.
« Plutôt que de proposer un standard définissant de façon rigide le contenu exact des communications entre objets connectés, on définit et identifie formellement les concepts mis en jeu, dans ce qu’on appelle une ontologie » indique Antoine Zimmermann. Cette façon de faire offre plus de souplesse aux acteurs de l’IoT : le contenu des messages échangés peut être dans le langage et le format adapté à l’objet, tant qu’un lien explicite est fait avec le concept identifié dans l’ontologie de référence. Les deux chercheurs travaillent sur l’ontologie standard SAREF (Smart Applications REFerence ontology), un ensemble de spécifications de l’ETSI comprenant une base générique et des spécialisations pour les différents domaines en lien avec l’IoT : l’énergie, l’environnement, le bâtiment, l’agriculture, les villes intelligentes, l’industrie et la manufacture, l’eau, l’automobile, la e-santé, les wearables.
« Le standard SAREF décrit les dispositifs intelligents, leurs fonctionnalités et les services qu’ils offrent, mais aussi les différentes propriétés des systèmes physiques sur lesquels ces dispositifs peuvent agir » mentionne Maxime Lefrançois. Par exemple, une ampoule peut annoncer « je peux éclairer » en utilisant le concept défini par SAREF. Puis un système ou une application peut, en se référant au même concept d’éclairage, commander à l’objet de s’allumer. « In fine, la description de ces connaissances devrait suivre les mêmes modèles-type dans chaque domaine pour faciliter la concordance entre ces domaines », ajoute le chercheur. L’objectif du projet est alors de développer le portail web public de l’ontologie standard SAREF, notamment afin d’en faciliter l’adoption par les entreprises, et de recueillir leurs suggestions d’amélioration en retour.
Un « Petit Larousse » adapté
« Le portail web public de SAREF, c’est un peu comme un ‘Larousse’ pour les objets connectés » synthétise Maxime Lefrançois. « Si nous prenons l’exemple d’un chauffe-eau pouvant mesurer sa consommation électrique et être pilotable à distance, SAREF va décrire quelles actions il peut avoir, quels services il peut rendre, et comment le solliciter pour diminuer la facture énergétique ou améliorer le confort de l’habitant ». Mais son collègue Antoine Zimmermann souligne que « ce n’est pas un dictionnaire au sens habituel. SAREF indique notamment les contraintes techniques et informatiques que l’on peut rencontrer si l’on souhaite communiquer avec le chauffe-eau ».
Imaginons que tous les chauffe-eaux et pompes à chaleur seront un jour connectés à l’IoT et pourront être contrôlés à distance. Alors ils pourront théoriquement être utilisés comme ressource d’énergie permettant d’assurer la stabilité et l’efficience énergétique du réseau électrique du territoire. Si de plus ces dispositifs peuvent être décrits et sollicités de manière homogène, alors les entreprises du domaine du bâtiment intelligent ou de l’énergie perdront moins de temps à intégrer individuellement chaque produit de chaque constructeur. Elles pourront se consacrer au développement de services innovants en lien avec leur cœur de métier, et gagner ainsi en compétitivité. « Le but de l’interopérabilité sémantique est que l’on puisse développer un service pour un certain type d’équipement intelligent, et ensuite réutiliser ce service pour des types d’équipement analogues » insiste Maxime Lefrançois. « C’est ça le cœur de SAREF ».
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Aujourd’hui, les standards existants sont cloisonnés par secteur. Le domaine de l’énergie possède des standards pour décrire et communiquer avec les équipements électriques d’un château d’eau, mais ce même château d’eau doit implémenter des standards différents pour s’interfacer avec d’autres équipements du réseau de distribution de l’eau. « Il existe plusieurs consortiums différents dans chaque secteur », précisent les chercheurs, « mais il faut maintenant créer des ponts entre ces consortiums, afin d’harmoniser leurs standards ». C’est dans ce sens-là qu’il y a besoin d’un « dictionnaire », un vocabulaire commun que les objets connectés de différents secteurs pourront utiliser.
Prenons l’exemple de fabricants automobiles mettant au point de nouvelles batteries pour véhicules électriques. Celles-ci pourraient théoriquement servir aux distributeurs d’énergie pour réguler la tension et la fréquence du réseau électrique. « L’automobile et l’énergie sont deux domaines qui n’avaient absolument pas besoin de communiquer jusqu’à maintenant », annonce Maxime Lefrançois, « ils pourraient avoir à se concerter demain pour mettre au point un langage commun, et SAREF devrait être la solution ».
Un « Petit Larousse » multilingue
Il existe aujourd’hui pour l’IoT une petite « guerre des standards », où chacun développe de son côté une spécification en espérant qu’elle devienne la norme. Il est alors nécessaire d’avoir une impulsion des instances publiques pour canaliser les initiatives existantes — SAREF au niveau Européen. « On peut facilement imaginer que dans le futur, il n’y aura qu’un seul vocabulaire commun pour tous », annonce Antoine Zimmermann. « Mais on pourrait éventuellement se retrouver avec différents vocabulaires développés en parallèle, et qui subsistent. Cela poserait des problèmes. C’est ce que nous avons aujourd’hui avec les prises de courant par exemple. Une machine prévue pour être branchée aux USA ne sera pas utilisable en Europe, et vice-versa ».
« Le développement du portail web public de SAREF est important pour encourager les entreprises à participer à la création de ce dictionnaire », ajoute Maxime Lefrançois. Car plus il y a d’entreprises actives dans ce projet, plus il sera complet et compétitif. « La valeur d’un standard est liée à la taille de la communauté qui l’adopte » complète-t-il.
« Dans ce cadre-là le web sémantique est très intéressant » annonce Antoine Zimmermann, « il met tout le monde d’accord. Les entreprises passent toutes le virage du numérique et utilisent le web comme plateforme commune pour se présenter à leurs clients et leurs partenaires. Ils utilisent les mêmes protocoles. Nous pensons que le web sémantique est aussi un bon moyen de construire ces vocabulaires communs qui vont fonctionner dans des secteurs différents. On ne cherche pas à avoir la bonne solution, mais à montrer de bonnes pratiques et les généraliser pour que les entreprises voient plus loin que leur communauté. »
Un « Petit Larousse » collaboratif
Le travail des chercheurs consiste également à développer une méthodologie pour construire ce standard : il faut qu’une entreprise soit capable de suggérer un ajout de nouveau vocabulaire, très spécifique à un domaine, tout en s’assurant que cette contribution suive les modèles-types et bonnes pratiques mis au point en amont pour tout le « dictionnaire ».
« Et c’est là toute la face cachée de l’iceberg » reprend Maxime Lefrançois. Comment faire pour améliorer et mettre à jour le portail public de SAREF pour s’assurer que les entreprises l’utilisent ? « Nous savons écrire ces « Larousse », mais accompagner les entreprises est une tâche difficile ». Car il y a des contraintes : il faut assimiler tous ces vocabulaires différents, les jargons, avec lesquels les entreprises ne sont pas nécessairement familières.
« Il faut alors réinventer les méthodes d’accompagnement collaborative à ce dictionnaire. C’est là que les approches DevOps mises au point pour le développement logiciel ont leur intérêt » ajoute-t-il. Ces approches permettent d’automatiser la vérification d’un ensemble de critères de qualité des suggestions, puis de mettre en ligne automatiquement une nouvelle version du portail si les critères sont validés. « Le but est de raccourcir les cycles de développement de SAREF, et de s’assurer que sa qualité sera constamment optimale » termine le chercheur.
Il existe d’autres verrous à casser pour que les objets connectés eux-mêmes « parlent SAREF », liés aux contraintes propres des objets connectés : peu de capacité de stockage et de calcul, peu de batterie, peu de bande passante, connectivité intermittente. L’utilisation des ontologies pour communiquer et « raisonner » a d’abord été imaginée sans ces contraintes, et doit être réinventée pour ces configurations de type « edge computing ». Ces nouveaux défis sont d’ailleurs le sujet du prochain projet ANR CoSWoT (Constrained Semantic Web of Things – Web Sémantique pour les Objets Contraints) dans lequel collaboreront des chercheurs du LIRIS, de MINES Saint-Étienne, d’INRAE (fusion de INRA et IRSTEA), de l’Université Jean-Monnet et de l’entreprise Mondeca.
[1] Maxime Lefrançois et Antoine Zimmermann sont chercheurs au laboratoire Hubert Curien, unité mixte de recherche CNRS/Mines Saint-Étienne/Université Jean Monnet
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