La turbulence est un phénomène mystérieux en mécanique des fluides. Connue et étudiée depuis des siècles, elle conserve pourtant des secrets que physiciens et mathématiciens peinent à percer. Guillaume Balarac fait partie de cette communauté. Chercheur à Grenoble INP (au laboratoire des écoulements géophysiques et industriels, LEGI), il utilise et améliore les outils de simulations pour mieux comprendre les écoulements turbulents. Ses travaux ont notamment déjà donné lieu à des innovations dans le domaine de l’énergie. Récipiendaire du Prix Espoir IMT-Académie des Sciences 2019, Guillaume Balarac nous présente les enjeux scientifiques et industriels autour de son sujet de recherche.
Comment définiriez les écoulements turbulents, qui sont votre sujet de spécialité ?
Guillaume Balarac : Ce sont des écoulements qui ont un caractère imprévisible. La météo est un bon exemple pour l’expliquer. Nous ne sommes pas capables de prédire la météo à plus de cinq jours, car une petite perturbation à un instant peut modifier radicalement ce qu’il va se passer quelques heures ou jours après. C’est l’effet papillon. Les écoulements des fluides dans l’atmosphère connaissent d’importantes fluctuations qui limitent notre capacité à les prédire. C’est typique des écoulements turbulents, contrairement aux écoulements laminaires qui ne sont pas sujet à ces fluctuations, et dont nous pouvons prédire plus facilement l’état.
Mis à part les mouvements des masses d’air dans l’atmosphère, où pouvons-nous retrouver des écoulements turbulents ?
GB : La majorité des écoulements que nous pouvons rencontrer dans la nature sont en fait des écoulements turbulents. Le mouvement des océans est décrit par des écoulements turbulents, tout comme celui des cours d’eau. Le mouvement des masses en fusion dans le Soleil génère un écoulement turbulent. C’est aussi le cas de certains écoulements biologiques dans notre corps, comme l’écoulement sanguin à proximité du cœur. Au-delà de la nature, ces écoulements se retrouvent dans la propulsion des fusées, le mouvement des éoliennes, celui des turbines hydrauliques ou à gaz…
Pourquoi cherchez-vous à mieux comprendre ces écoulements ?
GB : La première réponse, c’est parce que nous n’y arrivons pas ! Ça reste un défi scientifique majeur. La turbulence est assez atypique. Nous l’observons depuis des siècles. Nous avons déjà tous vu une rivière, ou senti du vent. Pourtant, la description mathématique de ces phénomènes nous résiste encore. Les équations qui régissent les écoulements turbulents sont connues depuis deux siècles. La mécanique sous-jacente date de l’antiquité. Malgré cela, nous ne savons pas résoudre ces équations, et nous sommes mal armés pour modéliser et comprendre ces évènements.
Vous dites que les chercheurs ne savent pas résoudre les équations qui régissent les écoulements turbulents. Pourtant, certaines prévisions météo à plusieurs jours sont correctes…
GB : L’équation emblématique qui régit les écoulements turbulents est l’équation de Navier-Stokes. C’est celle-ci qui est connue depuis le 19e siècle. Personne n’est capable, avec un papier et un crayon, de trouver une solution. Trouver une solution unique et exacte à cette équation fait même partie des sept problèmes du millénaire définis par l’institut de mathématiques Clay. À ce titre, trouver la solution vous donne droit à une récompense de 1 million de dollars. Cela illustre bien l’ampleur de la tâche. Pour contourner notre ignorance de cette solution, soit nous essayons de l’approcher par ordinateur, comme c’est le cas dans les prédictions météorologiques — avec plus ou moins d’exactitude — soit nous essayons de l’observer. Et trouver un lien entre l’observation et l’équation n’est pas évident non plus !
Au-delà du challenge, qu’est-ce qu’une meilleure compréhension des écoulements turbulents permettrait de faire ?
GB : Il y a de nombreuses applications qui nécessitent de comprendre ces écoulements et les équations qui les régissent. Une partie de notre capacité à produire de l’énergie repose sur la mécanique des fluides par exemple. Les centrales nucléaires fonctionnent avec des circuits d’eau liquide et vapeur. Les turbines hydroélectriques fonctionnent avec des écoulements d’eau, tout comme les hydroliennes. Pour les éoliennes, ce sont des écoulements d’air… Et cela ne concerne que l’énergie.
Pour comprendre ce qu’il se passe au niveau fondamental dans un écoulement turbulent, vous utilisez la simulation haute résolution. Comment cela fonctionne-t-il ?
GB : Une des caractéristiques des écoulements turbulents, ce sont les tourbillons. Plus un écoulement est turbulent, plus il possède des tailles différentes de tourbillons. Le principe de la simulation haute résolution est de définir des milliards de points de l’espace dans lequel se produit l’écoulement, et calculer la vitesse du fluide à chacun de ces points. On appelle cela un maillage, et il doit être suffisamment fin pour décrire le plus petit tourbillon de l’écoulement. Ce sont des simulations qui mobilisent les supercalculateurs les plus puissants en France et en Europe. Et même avec ces moyens de calculs, nous ne pouvons pas simuler des situations réalistes : ce sont des écoulements académiques, dans des conditions idéalisées. Ces simulations haute résolution nous permettent d’observer et de mieux comprendre la dynamique de la turbulence dans des configurations canoniques.
En parallèle de leur utilisation, vous travaillez également à l’amélioration de ces outils de simulation. Est-ce lié ?
GB : Ce sont deux approches complémentaires. L’idée de cette partie de mes travaux est d’accepter que nous n’avons pas la puissance de calcul pour simuler l’équation de Navier-Stokes dans des configurations réalistes. La question que je me pose, c’est comment modifier cette équation pour la rendre accessible à une résolution avec nos calculateurs actuels, tout en faisant en sorte que la prédiction reste fiable ? L’approche consiste à résoudre les grands tourbillons en priorité. Et comme nous n’avons pas la puissance pour faire un maillage assez fin pour les petits tourbillons, nous cherchons des termes physiques, des expressions mathématiques, qui remplacent l’influence des petits tourbillons sur les grands. Dans la modélisation, nous n’avons donc pas les petits tourbillons, mais leur contribution générale à la dynamique de l’écoulement est prise en compte. Cela permet d’améliorer les outils de simulation en leur donnant la capacité d’aborder des écoulements dans des configurations réalistes.
Ces outils numériques que vous mettez au point sont-ils utilisés uniquement par des chercheurs ?
GB : Je cherche à mener des travaux autant fondamentaux qu’applicatifs. Par exemple, nous avons collaboré avec Hydroquest, sur la performance des hydroliennes de rivière pour générer de l’électricité. Les simulations réalisées ont permis d’évaluer la perte de performance due aux structures de maintien, qui ne contribuent pas à récupérer l’énergie de l’écoulement. Nos recherches ont abouti à des brevets sur de nouveaux designs, avec une augmentation du rendement de 50 %.
De façon plus globale, est-ce que les industriels de l’énergie savent l’importance de la maîtrise des écoulements turbulents pour l’efficacité de leurs infrastructures ?
GB : Bien sûr, et nous avons plusieurs partenariats qui illustrent l’intérêt des industriels pour nos recherches. Par exemple, nous adoptons la même approche d’amélioration du design sur des projets d’éoliennes flottantes. Nous travaillons également avec General Electric sur les turbines de barrages hydroélectriques. Ces turbines hydrauliques sont de plus en plus mobilisées pour fonctionner loin de leur point de fonctionnement optimal, afin d’absorber l’intermittence du renouvelable solaire ou éolien. Dans ces régimes, des instabilités hydrodynamiques se développent affectant sensiblement la performance des machines. Donc nous cherchons comment optimiser le fonctionnement de ces turbines pour limiter la baisse de rendement.
Quels sont les enjeux scientifiques auxquels vous êtes confrontés à présent pour continuer d’améliorer les simulations et la compréhension des écoulements turbulents ?
GB : Sur le plan technique, nous cherchons à améliorer nos codes de simulations pour tirer pleinement profit des évolutions des supercalculateurs. Nous cherchons également à améliorer nos méthodes numériques et nos modèles pour augmenter nos capacités de prédictions. Par exemple, nous cherchons désormais à intégrer des outils d’apprentissage pour éviter de simuler les petits tourbillons et gagner en temps de calcul. J’ai d’ailleurs démarré une collaboration sur ce sujet avec Ronan Fablet, chercheur à IMT Atlantique. Il y a également un énorme enjeu pour garantir la fiabilité des simulations réalisées. Aujourd’hui, si vous donnez un code de simulation à trois ingénieurs, vous aurez trois modélisations différentes. La raison c’est que les outils ne sont pas objectifs, et beaucoup de choses dépendent de leurs utilisateurs. Nous travaillons donc sur des critères de maillage et de simulation qui soient objectifs. À terme, cela devrait permettre aux industriels et aux chercheurs de travailler sur les mêmes bases, et de mieux se comprendre lorsqu’ils parlent d’écoulements turbulents.
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