Sylvain Colombero, Grenoble École de Management (GEM) et Eva Boxenbaum, Mines ParisTech
La question de l’authenticité s’est posée avec acuité après l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, qui a suscité de nombreux débats autour de sa reconstruction. Illustrer et expliquer comment ces deux composantes – authenticité et modernisation – d’apparence antinomiques – peuvent cohabiter sans pour autant renier les règles du patrimoine architectural nous semble opportun, à l’approche des Journées du Patrimoine.Reconstruire à l’identique est vite apparu comme la seule possibilité selon l’architecte en chef des Monuments historiques en charge des travaux de la cathédrale, renforçant ainsi le stéréotype selon lequel il est impossible de modifier ou moderniser un monument historique.
Pourtant, au-delà de la communication officielle, les pratiques des acteurs du patrimoine sont variées quand des ajustements contemporains s’imposent. La définition même de l’authenticité, telle qu’elle a été rédigée en 1977 par l’Unesco suggère moins de conservatisme et montre que le leitmotiv « reconstruire à l’identique » sous-tend malgré tout une certaine marge de manœuvre.
Définir l’authenticité d’un bâtiment
L’authenticité d’un bâtiment s’élabore initialement avec les éléments d’origine avec une attention particulière pour la forme, les matériaux utilisés et la façon dont ils ont été manufacturés. Cependant, et d’après les orientations des institutions internationales comme celles du Conseil international des monuments et des sites, l’ICOMOS, l’authenticité « ne se limite pas à des considérations de forme et de structures originelles ». Pour l’Unesco, en 1977, elle « recouvre aussi toutes les modifications et additions ultérieures faites au cours du temps et qui ont en elles-mêmes une valeur artistique ou historique ». L’authenticité est donc à comprendre au sens large, comme une forme de reconnaissance de la valeur des différentes strates historiques du bâti, et non comme une préservation forcenée des éléments les plus anciens d’un bâtiment.
Dans le cas de Notre-Dame de Paris, et au regard de la portée symbolique que le monde entier lui a attribuée quand elle est tombée, la flèche de Viollet-le-Duc, dont l’existence même fait débat auprès des acteurs du patrimoine, a donc autant d’importance patrimoniale que la première pierre posée au XIIe siècle, ou que la fameuse « forêt » maintenant réduite en cendres. Une possible reconstruction de cette dernière n’entacherait donc pas l’authenticité attribuée au bâtiment.
Plus récemment, les nouvelles directives autour de l’authenticité énoncées à Nara en 2014 prônent une forme immatérielle de l’authenticité, qui a du sens pour une communauté donnée. Pour Notre-Dame, c’est valable aussi : la cathédrale est un symbole de la littérature française avec l’œuvre d’Hugo, de la libération de Paris en 1944, du cœur géographique de la France en qualité de Kilomètre 0…
Moderniser sans sacrifier l’authenticité
Notre recherche s’est attachée à montrer comment l’authenticité d’un monument historique est maintenue malgré sa modification et l’introduction de nouveaux matériaux. Dit autrement, nous avons tenté de comprendre et de montrer comment on peut moderniser un monument historique sans compromettre l’authenticité de ce dernier. Cette étude, qui a porté sur les travaux menés sur des bâtiments incontournables en France et au Danemark, met en exergue trois pratiques différentes.
La première suppose un travail important avec les matériaux, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Il est tout à fait admis que si l’intégration d’un nouveau matériau se justifie par rapport à la localisation ou à la fonction du bâtiment, son authenticité n’en souffre pas.
L’agrandissement du bâtiment principal du XIXe siècle de la Sølvgade Skole à Copenhague étant devenu indispensable pour accueillir plus d’élèves, le bâtiment original a été préservé mais les architectes ont bâti l’extension contemporaine en harmonie avec les bâtiments alentour, avec notamment une façade colorée en accord avec son environnement immédiat. Même chose à l’école des Mines de Paris, où tant que l’enveloppe structurelle du bâtiment n’était pas altérée, l’intégration de nouveaux matériaux pour moderniser les méthodes pédagogiques a été permise.
Respecter les techniques employées
La seconde pratique prône le respect de la tradition et surtout des techniques de construction – l’authenticité est alors comprise comme le respect des procédés et des conditions de fabrication des matériaux. L’intérêt réside ici dans la résolution du dilemme qui se pose quand les matériaux à remplacer sont irrécupérables ou n’existent tout simplement plus.
Prenons l’exemple du Panthéon. Ce monument historique semble identique avant et après les travaux subis entre 2013 et 2015. En réalité, sa coupole et sa lanterne comportent de nouveaux matériaux. Ces derniers sont pour la plupart cachés derrière les panneaux métalliques apparents – comme les différentes ferrailles complètement neuves – ou ont été reproduits avec le même tour de main qu’autrefois.
Les pierres dégradées, issues de carrières qui n’existent plus, ont été remplacées par d’autres, dont la composition et le façonnage se rapprochent au maximum des originales. Ces matériaux ont été validés par le Laboratoire de recherche des Monuments historiques (le LRMH), acteur qui participe donc au maintien de l’authenticité du bâtiment malgré sa modification.
Respecter l’esprit du lieu
La dernière pratique s’articule autour du respect du caractère du bâtiment, là où se niche son authenticité immatérielle. C’est en quelque sorte l’esprit du lieu, ce que Norberg-Schulz appelait le Genius Loci.
En pratique, tant que les travaux évitent la muséification, qu’un programme perdure, et que le bâtiment continue de véhiculer le caractère désiré, une transformation radicale est possible au niveau matériel.
C’est cet « esprit » qui a guidé les travaux à la piscine Molitor, qui n’a rien perdu de son authenticité. Malgré une complète reconstruction après sa destruction totale, les architectes ont réussi à respecter le caractère du bâtiment en livrant, en 2014, un hôtel de standing où l’art moderne est omniprésent.
D’un côté, les architectes ont mis en avant le style Art déco en reproduisant des mosaïques d’époque, ou en installant des fausses cabines d’essayage autour du bassin principal pour reconstituer l’ambiance qui régnait dans ce lieu tendance où le bikini a été inventé dans les années 1930. De l’autre, les propriétaires, par une configuration adéquate du lieu et l’organisation d’expositions d’art moderne, rendent hommage à la période street-art de bâtiment, quand ce dernier était un haut lieu de la culture underground parisienne durant les années 1990. Précisons également que le bâtiment doit sa couleur jaune à l’inventaire complet des matériaux d’origine lors de sa destruction.
Même chose au Danemark lors de l’agrandissement de l’école désignée par le célèbre Arne Jacobsen en 2005. Pour justifier l’appartenance de l’extension au bâtiment d’origine, les architectes ont réutilisé des motifs graphiques inventés par Jacobsen – pourtant absents dans le projet initial – pour consolider l’unité entre les deux bâtiments et donc renforcer l’authenticité qui en émane.
Tous ces ajouts, aussi divers soient-ils, ne sont pas les arrangements originaux. Cependant, cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas authentiques aux yeux du cadre institutionnel qui gouverne les politiques patrimoniales en Europe. Pour Notre-Dame-de-Paris, les projets innovants sont possibles – c’est ce que défend Philippe Starck – et doivent être considérés en fonction de l’authenticité que l’on souhaite respecter ou donner au bâtiment.
Sylvain Colombero, Assistant Professor, Grenoble École de Management (GEM) et Eva Boxenbaum, Professeure en Innovation institutionnelle, Mines ParisTech
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.