[Mise à jour] Publié fin octobre 2019, cet article avait pour titre « Fukushima : 8 ans après, qu’est ce qui a changé en France ? ». Toujours d’actualité le 11 mars 2020, son titre a été modifié en « 9 ans après […] » à l’occasion de la commémoration de l’accident de Fukushima.
Fukushima constitue l’accident nucléaire le plus important depuis Tchernobyl. Si la catastrophe ukrainienne de 1986 avait abouti à des changements radicaux en matière de gouvernance nucléaire à l’échelle internationale, qu’en est-il de l’accident japonais ? C’est la question posée par le projet AGORAS. Il associe IMT Atlantique, l’IRSN, Mines ParisTech, Orano et SciencesPo pour comprendre les conséquences de Fukushima sur la filière nucléaire française. Stéphanie Tillement, sociologue à IMT Atlantique, nous présente les résultats du projet AGORAS qui se clôture après 6 ans de recherches.
Pourquoi s’interroger sur les conséquences en France d’un incident nucléaire au Japon ?
Stéphanie Tillement : Fukushima n’a pas été un choc que pour les japonais. En Europe, en Amérique du Nord, en Russie… l’évènement a eu un écho dans toutes les régions où le nucléaire occupe une part importante de la production d’énergie bien sûr, mais dans des pays moins nucléarisés également. Fukushima a questionné la sécurité, la sûreté, la fiabilité des centrales. Les acteurs nucléaires, les contre-experts, les associations, les politiques se sont tous sentis concernés. Compte tenu de l’implication forte de ces différents acteurs, nous pouvions nous attendre à ce que Fukushima ait des conséquences sur la gouvernance du nucléaire. Une autre raison est historique : les accidents de Tchernobyl et de Three Mile Island ont eu un impact sur l’organisation de cette filière. Fukushima pouvait donc s’inscrire dans cette lignée.
Quelles ont été les conséquences de Tchernobyl et de Three Mile Island sur la filière justement ?
ST : Les conséquences de ces catastrophes se ressentent généralement 10 à 20 ans après l’évènement lui-même. En France, Tchernobyl a contribué à modifier profondément le système de gouvernance des risques nucléaires, avec en 2006 à la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. Cette loi a notamment conduit à la création de l’autorité de sûreté nucléaire — l’ASN. Quelques années plus tôt, l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire — l’IRSN – avait été créé. C’est la loi de 2006 qui fixe encore aujourd’hui la gouvernance de la filière nucléaire en France. Pour Three Mile Island, l’incident a conduit les acteurs du nucléaire à s’interroger sur la place de l’homme dans ces systèmes complexes, et notamment sur la notion d’erreur humaine. Cela a entraîné de grands changements sur les interfaces hommes-machines au sein des infrastructures nucléaires, mais aussi sur la compréhension des mécanismes de l’erreur humaine.
L’accident de Fukushima entraîne-t-il aujourd’hui des changements de même ordre ?
ST : Nous ne sommes pas encore 10 ans après la catastrophe, puisqu’elle date de 2011. Cependant, nous voyons déjà que l’impact de Fukushima ne sera très probablement pas le même en France que lors des derniers accidents. Fukushima a été géré et digéré par les acteurs d’une façon qui les a conduits à confirmer le bien-fondé du mode de gouvernance actuel, plutôt qu’à le remettre en cause en profondeur. Je ne parle pas ici des questions techniques — qui ont connu des évolutions, en lien notamment avec les évaluations complémentaires de sûreté (ECS) — mais bien de l’organisation entre les exploitants, l’ASN, et l’IRSN. Les relations entre ces trois entités n’ont pas été réellement déstabilisées par Fukushima.
Comment expliquer qu’un tel accident ne remette pas profondément en cause le mode de gouvernance français ?
ST : Pour les acteurs français, le cas Fukushima a d’abord été décrit comme assez exceptionnel, parce qu’il ne repose pas sur les mêmes modalités de gouvernance. Au Japon, plusieurs exploitants se partagent les centrales nucléaires du pays. L’étude post-accident de la gestion de crise a montré que l’indépendance des acteurs n’était pas assurée, que des relations de collusion existaient entre l’autorité de contrôle, l’État et les exploitants. En France, la loi de transparence et de sécurité en matière nucléaire encadre très rigoureusement les relations entre acteurs et assure l’indépendance de chacun. C’est d’ailleurs une force du modèle de gouvernance français reconnue au niveau international. En plus de cela, l’exploitation des centrales françaises repose sur un seul exploitant, EDF, qui contrôle 58 tranches identiques. Les problèmes de gouvernance au Japon ont pu conforter les acteurs français dans le sens où ils renforçaient le bien fondé d’encadrer légalement l’indépendance de l’autorité de contrôle.
Comment les mobilisations anti-nucléaires ont-elles réagi face à ce non-changement ?
ST : Nous nous sommes rendu compte lors de nos enquêtes sur le terrain que Fukushima n’a pas fait émerger des positions ou des acteurs anti-nucléaires totalement nouveaux. Les oppositions existaient déjà. Cela a certes donné de la matière aux associations, collectifs et experts anti-nucléaires, mais ça n’a pas radicalement changé leur mode de mobilisation ni leurs arguments. Là aussi, Fukushima n’incarne pas une rupture. Le débat sur la filière nucléaire est globalement structuré de la même façon qu’il l’était avant la catastrophe.
Sur le plan politique, cela veut-il dire qu’il n’y a pas eu de conséquences post-Fukushima non plus ?
ST : Non, et c’est là aussi un des résultats du projet AGORAS. Les décisions politiques récentes en matière de stratégie sur la filière nucléaire reposent principalement sur des dynamiques antérieures à Fukushima. L’abandon du projet ASTRID par exemple n’est pas la conséquence d’un changement politique radical sur le nucléaire. C’est un mélange d’arguments économiques et de volonté politique de ne pas s’engager sur le sujet. Il est clair que les acteurs politiques n’ont pas envie de s’engager sur ces questions, car les décisions prises ont des impacts sur 10, 20 voire 30 ans. Ce n’est pas du tout compatible avec les périodes de mandat. Le turn-over en politique fait en plus que très peu d’acteurs de ce milieu acquièrent une expertise adéquate sur le sujet. Cela questionne de manière générale la capacité de l’État à s’impliquer dans une politique nucléaire, et donc énergétique.
À lire sur I’MTech : Quelle gouvernance des risques nucléaires en France ?
Le bilan de vos travaux dresse le portrait d’un changement quasiment inexistant sur tous les plans de la gouvernance nucléaire.
ST : Le projet AGORAS partait de la question : Fukushima incarne-t-il une rupture dans la gouvernance nucléaire, comme les accidents qui l’ont précédé ? De ce point de vue, la réponse apportée par nos travaux est non, pour toutes les raisons déjà évoquées. Pour autant, il faut relativiser. Plusieurs choses ont changé, mais pas de manière aussi radicale qu’après Tchernobyl ou Three Mile Island. Parmi ce qui a été modifié, on peut notamment citer l’adaptation de certaines caractéristiques techniques au sein des infrastructures. Les exigences de l’ASN pour qu’EDF revoit les soudures du réacteur EPR sont en partie justifiées par les évolutions techniques décidées suite à Fukushima. Il y a également eu des changements sur la gestion de crise et la gestion post-accident.
Quels ont été ces changements sur la manière de gérer une telle catastrophe ?
ST : Pour la phase d’urgence, une force d’action rapide du nucléaire (FARN) a été créée en France suite à Fukushima. Les mesures prises ont également été modifiées pour impliquer plus rapidement la sécurité civile et les préfets. L’évolution la plus notable concerne la phase post-accident. Historiquement les efforts de préparation aux accidents se concentraient sur la phase d’urgence. Grâce à cela, les rôles des différents acteurs sont bien définis en phase d’urgence. En revanche, Fukushima a mis en évidence à quel point gérer l’après-crise était également important. La spécificité de l’accident nucléaire, c’est qu’il a des conséquences sur des temps très longs. Or une fois la crise terminée, l’organisation était moins précise : qui a la responsabilité du contrôle de la consommation alimentaire, de la contamination des sols, de l’urbanisme ? Les commissions locales d’information (CLIS) notamment ont donc beaucoup travaillé sur le post-accident, avec les acteurs nucléaires. Mais encore une fois, nous nous sommes rendus compte dans nos recherches que ces réflexions avaient été lancées avant l’accident de Fukushima. Celui-ci n’a fait qu’accélérer les choses, et montrer l’importance de cette question.
Cela ne fait pas encore 10 ans que Fukushima a eu lieu. Comptez-vous poursuivre vos travaux pour étudier les conséquences de l’incident à 10 et 20 ans ?
ST : Nous aimerions poursuivre en effet, notamment pour aborder d’autres questions et approfondir nos résultats. Nous avons fait des enquêtes de terrain avec l’ASN, l’IRSN, les commissions locales d’information, des acteurs politiques, des associations, des industriels comme Framatome ou Orano… Mais l’une des limites de notre travail est notamment de n’avoir pas pu travailler avec EDF, qui est pourtant un acteur majeur de la gouvernance des risques nucléaires. Nous aimerions pouvoir travailler du côté de l’exploitant des centrales pour étudier l’impact de l’accident sur son fonctionnement. En parallèle, la compréhension du rôle des acteurs politiques pourrait être améliorée également. Il y a un réel enjeu à comprendre le positionnement des décideurs politiques vis-à-vis de la gouvernance nucléaire, et sur les processus de décision en matière de stratégie nucléaire.
AGORAS : un évènement de clôture après 6 ans de travaux
La 3e conférence AGORAS (Amélioration de la Gouvernance des Organisations et des Réseaux d’Acteurs pour la Sûreté nucléaire), co-organisée par IMT Atlantique, vient clore les recherches menées dans le cadre du projet éponyme. Elle se tiendra à la cité des congrès de Nantes, 5 rue de Valmy. La conférence s’étendra sur deux jours, du 23 au 25 octobre 2019. En savoir +
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