Depuis 5 ans, les grands acteurs du numérique ont donné un coup d’accélérateur à l’activité des data brokers. Ils collectent et combinent les masses de traces laissées en ligne par les consommateurs. Ils les proposent ensuite à des entreprises qu’ils choisissent, pour en tirer un revenu et surtout jouer avec la concurrence sur les marchés du monde entier. Un nouveau pouvoir considérable très mal compris. Patrick Waelbroeck, économiste à Télécom Paris, étudie ce phénomène au sein de la chaire Valeurs et politique des informations personnelles qu’il a cofondée.
Les data brokers existent depuis les années 70, et la naissance du marketing direct. Ces intermédiaires de la donnée collectent, trient et préparent des données de consommateurs pour des entreprises ayant besoin d’analyses de marché. Mais depuis l’arrivée du web, des data brokers comme Acxiom, Epsilon ou Quantum ont professionnalisé l’activité. À la différence majeure de leurs prédécesseurs, ce sont eux qui sélectionnent les partenaires à qui ils vendent les informations. Ils emploient des dizaines de milliers de collaborateurs et dépassent parfois le milliard de dollars de chiffre d’affaires.
Dès 2015, dans un article intitulé The black box society, Franck Pasquale, professeur de droit à l’Université du Maryland, recensait plus de 4 000 data brokers sur un marché de 156 milliards de dollars. En 2014, selon la Federal Trade Commission (FTC) américaine, l’une de ces sociétés détenait des informations sur 1,4 milliard de transactions réalisées par des consommateurs américains, et plus de 700 milliards d’éléments agrégés !
Des chiffres vertigineux pourtant déjà anciens, car ces cinq dernières années, les géants du numérique ont décidé de rentrer dans le jeu des data brokers. Or, « les économistes ne s’intéressent pas au sujet et ne le comprennent pas » déplore Patrick Waelbroeck, professeur d’économie industrielle et d’économétrie à Télécom Paris. Au sein de la chaire Valeurs et politiques des informations personnelles de l’IMT, il étudie tout particulièrement l’influence des data brokers sur l’économie globale et sur une juste concurrence.
Une activité très opaque
« Il existe une offre, une demande, des sociétés qui achètent, qui collectent, qui modulent, qui construisent des bases de données et qui les revendent sous forme de segments de marché à cibler, en fonction des besoins du client » complète le chercheur. Les géants du numérique ont par ailleurs compris depuis toujours que les données personnelles n’ont que peu de valeur individuellement. L’activité de data broker consiste ainsi non seulement à les trouver, en ligne ou hors ligne, et à les collecter, mais surtout à les combiner pour décrire des segments de marché de plus en plus fins.
Il y a 5 ans, la FTC estimait déjà que certains data brokers disposaient de plus de 3 000 catégories d’information sur chaque américain, depuis les noms, prénoms, adresses, professions, situations familiales, jusqu’aux intentions d’achat de voiture ou aux projets de mariage. Mais contrairement aux data brokers « natifs », les géants du numérique ne vendent pas directement ces informations à haute valeur ajoutée. Ils les échangent contre des services, des compensations. Des transactions et une activité dont on ne sait rien, et dont il est impossible aujourd’hui de mesurer l’importance.
Un outil de manipulation de la concurrence
« Un des messages clés issus de nos recherches, indique Patrick Waelbroeck, c’est que ces data brokers, géants du numérique en particulier, ne font pas que collecter des données et les revendre ou les échanger. Ils s’en servent pour moduler la concurrence sur les marchés. » Ils ont la capacité d’identifier très finement un potentiel de marché pour une entreprise ou un produit n’importe où dans le monde ce qui leur donne un moyen de pression extraordinaire.
« Prenons le cas d’un petit acteur qui dispose d’un monopole sur un marché en Chine, imagine ainsi l’économiste. Un data broker qui dispose d’une analyse de données indiquant un intérêt du segment de marché de cette entreprise pour un produit Microsoft ou Oracle, par exemple, a le pouvoir de bouleverser cet espace concurrentiel. Pour des raisons variées — intérêt d’un de ses clients, déstabilisation d’un concurrent… — il peut vendre ses informations à un des grands éditeurs pour le favoriser ou, au contraire, décider de soutenir l’entreprise chinoise. »
Illustration concrète de ce pouvoir : en 2018, le parlement britannique a révélé des e-mails internes à Facebook. Les échanges laissaient penser que l’entreprise californienne aurait partagé de façon privilégiée certaines données de marché avec des applications tierces comme Netflix, et en aurait limité l’accès à de petites comme Vine. « En économie, cela s’appelle un effet de débordement sur d’autres marchés, explique Patrick Waelbroeck. En vendant plus ou moins de données à des concurrents sur un marché, les data brokers peuvent rendre celui-ci plus ou moins concurrentiel et choisir d’avantager ou de désavantager tel ou tel acteur. »
Sur un marché classique, le jeu de l’offre et de la demande induirait une forme d’autorégulation naturelle. Le consommateur, en choisissant une marque plutôt qu’une autre, exercerait un contrepouvoir. Les internautes pourraient faire de même. Mais la mécanique des marchés du numérique est si difficile à appréhender que les utilisateurs ne le font pas. Si très régulièrement, des usagers quittent ainsi Facebook pour qu’il ne porte plus atteinte à leur vie privée, il est peu probable qu’ils en fassent autant parce que le réseau social fausse le jeu de la concurrence en vendant leurs données.
Imaginer une neutralité des data ?
« Un des messages importants de notre chaire, c’est le constat de méconnaissance totale de l’influence des data brokers, poursuit Patrick Waelbroeck. Personne ne réfléchit encore à cette question de manipulation des jeux de concurrence par les data brokers. Pas même les régulateurs. Pourtant, pour contrer ce phénomène, il serait possible de s’inspirer de dispositifs existants. » La neutralité du Net, par exemple, qui permet en théorie à tous d’avoir le même accès à tous les services en ligne, pourrait inspirer une neutralité de la donnée. Elle empêcherait que certains data brokers ou acteurs du numérique décident de fournir leurs analyses de données de façon privilégiée à certaines entreprises plutôt qu’à d’autres.
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Autre source d’inspiration pour la régulation, le marché des ressources naturelles. Certaines d’entre elles sont considérées comme des biens communs. Si un nombre limité de personnes seulement ont accès à une ressource naturelle, le jeu de la concurrence est faussé et un refus de transaction commerciale peut être sanctionné. Il existe enfin un dispositif équivalent dans le droit de la propriété intellectuelle qui pourrait s’appliquer aux données. Certains brevets, indispensables à l’exploitation d’un standard, sont considérés comme des matières premières et protégés. Les entreprises qui détiennent ces « brevets essentiels » sont contraints par la réglementation d’octroyer une licence d’usage à tous ceux qui le souhaitent, à un tarif raisonnable et non discriminatoire.
Regarder les fusions-acquisitions du numérique à l’aune de la valeur des données
En attendant la régulation, la méconnaissance du phénomène des data brokers par les autorités de la concurrence entraîne des dommages collatéraux particulièrement dangereux. Inconscientes de la réelle valeur de certaines fusions-acquisitions, comme celles entre Google et DoubleClick, WhatsApp et Facebook, ou Microsoft et LinkedIn, les autorités de la concurrence appliquent une analyse classique de marché.
Elles considèrent que les deux entreprises appartiennent à des marchés différents : la messagerie instantanée pour WhatsApp et le réseau social pour Facebook, par exemple, et en concluent en général qu’elles n’auraient pas plus de pouvoir de marché en joignant leurs forces que chacune isolément. « C’est totalement faux ! s’insurge Patrick Waelbroeck. Elles sont bel et bien sur le même secteur : celui de l’intermédiation de la donnée. Après leur rapprochement, tous ces duos ont d’ailleurs fusionné leurs bases de données d’utilisateurs et augmenté leur fréquentation. »
« Il faut regarder le numérique avec de nouvelles lunettes, conclut le chercheur. Il est indispensable que tous, économistes, régulateurs, politiques, citoyens, comprennent cette nouvelle économie de la donnée, et son pouvoir considérable sur les marchés et la concurrence. D’autant qu’à terme, toutes les entreprises seront des data brokers. Y compris les plus traditionnelles d’entre elles. Et celles qui n’y parviendront pas pourraient bien disparaître. »
Article rédigé par Emmanuelle Bouyeux, pour I’MTech
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