Olivier Bomsel, Mines ParisTech
En France (mais aussi en Italie et peut-être dans toute l’Europe) la légitimité des médias est questionnée en raison de leur collusion avec les institutions politiques. Les journaux sont-ils un outil dans les mains des élites ? Quel rôle jouent-ils auprès des institutions ? Comment construisent-ils une opinion européenne ?Médias : miroir fêlé d’une société fragmentée ?
Les médias sont le reflet des institutions. Si, comme l’économiste Douglass North, on pose que les institutions désignent l’ensemble des règles formelles et informelles en vigueur dans une société, les médias en assurent la publication, la représentation sociale, participant ainsi à leur subjectivation, leur intériorisation par les citoyens. (O. Bomsel, La nouvelle économie politique, une idéologie du XXIᵉ siècle).
À lire aussi : Les écosystèmes de médias, approche économique et institutionnelle
Prenons un exemple. Lors de chaque grand départ en vacances, les journaux télévisés montrent des équipes de gendarmes flashant les automobilistes en excès de vitesse. Ils viennent ainsi rappeler les règles du code la route et la réalité de leur application. Chaque nouvelle mesure concernant la sécurité routière est largement relayée et commentée dans les médias. Qu’ils soient publics ou privés, censurés ou non, les médias forgent les croyances dans les règles ainsi que les comportements et l’intentionnalité qu’elles suscitent.
On ne peut donc évoquer les médias sans théorie des institutions. La plus récente, la plus aboutie, est celle des ordres sociaux, publiée en 2009 par Douglass North, John Joseph Wallis et Barry Weingast. North et ses coauteurs posent que la violence est problème central que doit traiter chaque société. Ils distinguent alors deux types d’ordres sociaux, de cadres institutionnels destinés à endiguer la violence. Les ordres d’accès limités ou États naturels dans lesquels les gouvernants échangent des privilèges, des rentes, des accès exclusifs à des ressources ou des marchés contre des allégeances : la politique y manipule fermement l’économie. Et les ordres d’accès ouvert dans lesquels chacun peut accéder à la propriété, créer des organisations, et se prévaloir de l’égalité en droit. L’économie est alors découplée de la politique.
La concurrence dans l’économie fait constamment évoluer les groupes d’intérêt, lesquels doivent pouvoir être représentés par des organisations politiques. L’ouverture des accès, en vigueur dans les pays de l’Union européenne, repose sur l’articulation de l’économie de marché et de la démocratie représentative sous couvert de l’État de droit.
C’est ce cadre que reflètent les médias. En première ligne, ceux dits d’information ou de news dont l’essence est de chroniquer la société, le fonctionnement des marchés, l’application du droit, les relations internationales, l’essor des organisations, le renouvellement du personnel politique, etc. Car observer la société, c’est donner à voir ses règles et leur application. En éclairant la machine institutionnelle, les médias interpellent l’opinion et concourent au maintien de l’ouverture des accès.
À lire aussi De la presse aux « news » : où en est l’édition du présent ?
La médiatisation du procès Balkany, comme avant elle de l’affaire Benalla, relève typiquement de cette assignation. La fonction à la fois économique – informer sur les firmes, les produits, les marchés – et institutionnelle des médias les structure en écosystèmes d’entreprises complémentaires et concurrentes au service d’une demande très diverse. Celle-ci induit des stratégies de segmentation des compétences, des choix de décryptage, mais aussi d’accès aux sources. Le registre de Mediapart n’est pas celui du Monde ou du Parisien.
Le paradoxe du journaliste
Une part importante du flux d’information politique vient du pouvoir exécutif, voire de l’agenda présidentiel. Un bon article d’analyse doit être renseigné par des faits et les réactions qu’ils suscitent. En conséquence, les journalistes se construisent des carnets d’adresses, des accès préférentiels aux sources et à leur contexte institutionnel.
Le problème est que la connivence avec des personnages politiques favorise l’instrumentalisation et les retours d’ascenseur. La communication publique est un art, une ingénierie du sens. Le politicien est rationnel. L’informateur d’un journaliste ne le fait jamais sans raison. Comme le montre Spielberg dans Pentagon Papers, la dénonciation par la presse d’un mensonge d’État est une décision stratégique qui rompt avec le statu quo des médias.
Trump a beaucoup reproché à ses prédécesseurs d’avoir pactisé avec les médias pour lisser, voire sacraliser leur image. Une de ses premières décisions fut de boycotter le dîner de la presse présidentielle où l’hôte de la Maison Blanche égayait l’entre-soi de sketches écrits par des auteurs d’Hollywood. Ses électeurs ont plébiscité une rébellion en forme d’automédiatisation vengeresse.
En France, François Hollande s’est abimé dans une connivence narcissique avec des médias ayant eu, au final, plus à gagner à le trahir. La présidence jupitérienne de Macron qui prenait le contre-pied de cette approche n’a pas résisté aux premiers déboires institutionnels.
La crise de confiance envers les journalistes traduit cette contradiction de la fonction institutionnelle des médias en régime de concurrence. Comment être au plus près des sources en évitant la collusion ?
Comment s’y maintenir quand la mondialisation amplifie et accélère sans relâche la concurrence économique et, avec elle, les rivalités entre groupes d’intérêt ? Le procès des dirigeants de France Télécom soutenus à l’époque par l’État actionnaire, illustre la violence de la tension entre un régime d’emploi protégé, défendu par les syndicats historiques, et le besoin d’adaptation de l’entreprise à la mondialisation.
De même, l’acuité des questions environnementales crée sans cesse des collectifs – de producteurs, de consommateurs, d’urbains, de ruraux – dont les objectifs de court et moyen terme divergent. Cette dynamique recompose autant les groupes d’intérêts que les organisations en charge de les représenter. La déroute des partis historiques en France, en Angleterre, en Italie, en Grèce, en Espagne, en est la conséquence. Elle affecte en passant les conventions entre journalistes et politiciens.
La crise de la démocratie représentative que nous traversons vient autant de la difficulté de représenter dynamiquement les groupes d’intérêt que des moyens utilisés par les médias pour mettre en scène la représentation politique.
À lire aussi Des « gilets jaunes » au grand débat : quels enjeux institutionnels ?
La saga médiatique des « gilets jaunes » illustre bien ce phénomène. Sous-représentés, politiquement invisibles, ils ont su attirer l’attention des médias au point d’en devenir le blockbuster. Leur rejet de la démocratie représentative a bâti les épisodes d’un long feuilleton institutionnel et médiatique. Cependant, la chronique du mouvement n’a pu éviter d’en montrer le nihilisme et la violence. Le double jeu des médias, hagiographes des gilets, procureurs de leurs excès, a fini par être conspué.
Médias et réseaux sociaux
Le décalage entre la couverture médiatique des gilets jaunes et les témoignages partagés sur les réseaux sociaux, montre un autre changement radical : l’immixtion des échanges numériques dans le protocole éditorial des news.
À lire aussi « Gilets jaunes », médias et Internet : les premiers enseignements
Le problème est complexe car, là encore, il combine une dimension économique, sémantique et institutionnelle. Économique d’abord, parce que les médias classiques ont découvert que les réseaux leur apportaient du public. Face au choc du numérique, ils n’ont pu refuser cette aubaine.
Ce faisant, ils ont laissé les réseaux siphonner leurs récits au point de s’en faire éditeurs, quitte à combiner, à dissoudre ces récits avec d’autres. Les réseaux sociaux sont ainsi devenus des médias à part entière relayant toute forme de messages en en altérant le sens.
En effet, à la différence de la presse, de la radio, de la télévision, les réseaux sociaux sont autant des outils d’échanges, de correspondance, que de publication. Le modèle économique de Facebook est, par le truchement des échanges, de rapprocher des « amis », des lecteurs de même profil ou de mêmes affinités pour revendre ces cibles à des annonceurs. Dès lors, le contexte des messages reflète cet objectif.
Autrement dit, si les réseaux permettent un élargissement de l’audience de la presse, leur ciblage systématique des articles les sort de leur contexte, les monte en épingle, nourrissant des polémiques qui, sans eux, les auraient ignorés. De là le décalage, le brouillage institutionnel auquel on assiste : des médias, identifiés comme des relais d’information, sont en réalité des moyens de propagande faussant la concurrence entre instances représentatives. Ils mettent en danger l’ordre social et commencent à inquiéter l’opinion. Sentant le vent tourner, les politiques s’en émeuvent à leur tour. Le road show tartuffe de Mark Zuckerberg s’inscrit dans ce paysage.
Les médias qui s’en sortent sont ceux qui n’ont pas renoncé à leur exclusivité contextuelle et qui éditent sous leur timbre les récits qu’ils produisent. Le New York Times (4,5 millions d’abonnés payants), ou en Europe, Die Zeit (340 000), The Times (255 000), The Guardian (185 000), Le Monde (140 000), Le Figaro (100 000), l’Equipe (82 700), etc. parviennent à vendre leurs récits à des lecteurs prêts à payer pour le sens. Dès lors, ils accroissent leurs moyens rédactionnels et se positionnent dans le jeu économique et institutionnel de long terme. La maîtrise du contexte, du protocole éditorial du récit qui le fait apparaître et l’associe à d’autres, s’apparente à la distribution exclusive, aussi chère aux marques de luxe qu’à Apple : elle est au cœur de la valorisation du sens.
La bataille européenne pour la défense du droit d’auteur a conforté ces acteurs en renforçant le pouvoir du rédacteur sur les diffuseurs d’ersatz de ses récits. En lui octroyant un droit de propriété sur un article, un titre ou une accroche, il met l’éditeur en situation de négocier les conditions de la reprise de son texte. Cela ne veut pas dire qu’il l’exercera à tout prix, mais qu’il peut contrôler la dilution sémantique de ses messages. Tout comme une marque renommée contrôle la ternissure de l’affichage ou de la vente de ses produits dans un contexte non choisi.
À lire aussi La directive européenne sur le droit d’auteur impose-t-elle le filtrage des contenus ?
Le récit européen
Comment se constitue une opinion européenne ? Revenons au postulat : les médias sont le reflet des institutions. On voit bien qu’en Europe, les institutions sont historiquement nationales, et que la dynamique fédéraliste ne s’est mise en place qu’à partir de la réunification allemande de 1990. Comme je l’explique dans la nouvelle économie politique, la chute du mur bouleverse le cadre institutionnel européen : d’un club d’États libéraux étendant ses marchés, l’Europe doit devenir une Union entraînant des États d’accès limité vers l’ordre d’accès ouvert.
À part l’Allemagne, déjà fédérale, qui a traité ce problème avec ses institutions nationales, les autres États européens n’ont pas pris la mesure de ce changement. Le problème des médias européens est de donner à voir cette dynamique fédérale dont les récits marquent moins que ceux des jeux institutionnels nationaux. Que pèse en effet une histoire de trente ans face à des traditions culturelles millénaires ?
Paradoxalement, la crise européenne est une aubaine. La remise en cause de l’Union dramatise formidablement les scénarios d’échec. On découvre soudain les bénéfices cachés d’un système fédéral qui, par la monnaie, le marché intérieur, la concertation entre États, protège bien davantage qu’il n’expose. Certes, ce ne sont pas les élections parlementaires ou la désignation de la Commission qui structurent a priori une opinion fédérale. Le débat sur la constitution européenne a bien montré à quel point la dimension juridique, pour constructive qu’elle soit, manque de puissance imaginaire ou narrative. Les médias peuvent en rajouter tant et plus, ça ne fait pas un clou d’audience.
Seems like @Europol has seen how #European newsrooms cooperate across #Europe.
63 journalists from 30 countries, coordinated by #CORRECTIV worked together to investigate criminal networks. #GrandTheftEurope pic.twitter.com/1wsZJfHvTz— CORRECTIV (@correctiv_org) May 22, 2019
Au contraire, ce sont la crise grecque, celle des migrants, le Brexit, la brutalité russe (Crimée, Ukraine), l’arrogance américaine (guerre en Irak, boycott de l’Iran, soutien de l’Arabie, cynisme des GAFA), l’ambiguïté chinoise (nouvelle route de la soie, affaire Huawei), qui, en menaçant l’Union, mettent l’Europe au cœur des récits et des enjeux. Chacune de ces affaires est reprise à l’unisson par la plupart des médias nationaux, les dissonances étant suspectes d’ingérence étrangère. Le sentiment européen progresse ainsi. Par ailleurs, de grands titres européens s’allient pour des enquêtes, l’évasion fiscale par exemple, que chacun édite spécialement pour ses lecteurs. À terme, les citoyens leur en seront redevables. L’histoire du XXIe siècle se construit à ce rythme. L’opinion et les médias aussi…
Livre : « La nouvelle économie politique, une idéologie du XXIe siècle », Folio, 2017.
Olivier Bomsel, Senior Researcher (HDR) and Professor, Director of the Mines ParisTech Chair of Media and Brand Economics, Mines ParisTech
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.