Le numérique redistribue les cartes. Il permet, entre autres, de rompre l’isolement et facilite les interactions en ligne dans la sphère privée comme professionnelle. Ces échanges virtuels peuvent-ils conduire des individus exerçant des métiers dans lesquels ils sont isolés ou éloignés de leurs pairs à se structurer collectivement et à faire communauté ? À travers deux groupes professionnels, les médecins de ville et les aides à domicile, Nicolas Jullien, chercheur en économie à IMT Atlantique, esquisse les contours de ces nouvelles liaisons numériques de pratique.
Sur le réseau social Twitter, les médecins s’interpellent grâce à un bot via le hashtag #DocTocToc. Questions professionnelles de tout ordre, demandes de précision pour un diagnostic, conseils ou anecdotes médicales : en cours depuis 2012, ce canal d’entraide semble efficace. Rapidités des échanges, réactivités des réponses, à chaque interpellation, les messages fusent dans les minutes qui suivent. Rien de surprenant pour le chercheur Nicolas Jullien : « À l’heure où l’on dit que le numérique déstructure, dans quelle mesure ne permet-il pas, au contraire, l’émergence et l’organisation de nouvelles communautés ? ».
Et de fait, les médecins – et plus largement les professionnels de santé – sont de plus en plus connectés et ont leur mot à dire. Sur Twitter, certains médecins « stars » rassemblent des milliers d’abonnés : 28 900 pour Baptiste Beaulieu, généraliste, romancier et un temps chroniqueur sur France Inter ; 25 200 pour l’interne en médecine et dessinateur @ViedeCarabin ; près de 9 900 pour Jean-Jacques Fraslin, médecin généraliste et signataire d’une tribune contre les médecines alternatives. Jusqu’ici, ces nouvelles communautés de pratique en ligne ont été peu étudiées. À quelles conditions émergent-elles ? Sous quelles contraintes se développent-elles ? À quels défis font-elles face ?
De nouvelles formes d’action collective
Nicolas Jullien et ses collègues étudient depuis plusieurs années la structuration et l’évolution de communautés en ligne. Illustrées dans l’imaginaire populaire par le dilemme du prisonnier, ces logiques d’action collective interrogent le passage à l’acte : classiquement, deux suspects sont arrêtés par la police puis isolés l’un de l’autre afin d’être interrogés. Dès lors, on leur offre trois dénouements possibles : l’un dénonce l’autre, il ressort libre tandis que son complice écope de la peine maximale ; ils avouent ou se dénoncent tous les deux et sont condamnés à une peine plus clémente ; ils nient en bloc leurs méfaits et obtiennent la peine minimale. Alors que les individus auraient un avantage à agir collectivement — et en ont conscience — ils ne le font pas toujours. En l’absence de concertation, ici, chacun va chercher à maximiser son intérêt individuel. Est-il néanmoins possible que des plateformes numériques facilitent la coordination de ces intérêts individuels ? Qu’elles permettent, de ce fait, de créer des projets collectifs de partage, de savoir et d’entraide, notamment dans la sphère professionnelle, à l’image de projets comme Wikipédia ou le logiciel libre ? Ces sociabilités professionnelles numériques forment un tout nouveau champ d’exploration pour les chercheurs.
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« Nous avons choisi de nous intéresser à deux groupes professionnels, les médecins et les aides à domicile, qui interviennent tous les deux dans la relation de service et de soin mais qui s’opposent diamétralement sur l’échelle des qualifications. Le projet COAGUL, financé par la Région Bretagne, propose d’analyser les relations qui se créent dans chacun de ces groupes professionnels autour des échanges en ligne. Nous étudions cela avec l’équipe de Christèle Dondeyne de l’université de Bretagne Occidentale » explique Nicolas Jullien. Ces échanges peuvent être liés à des problèmes et incertitudes techniques (diagnostic, façon de réaliser un soin), éthiques, juridiques (notamment sur les clauses du contrat de travail, ou sur les relations avec l’assurance maladie), à des conditions de travail ou d’emploi (durée d’intervention à domicile, discussion sur le fait que l’aide à domicile va au-delà des simples actes de soin). Les conditions d’isolement seraient donc favorables à l’émergence de communautés de pratiques. « Le numérique permet un accès à des outils, des plateformes, des dispositifs pour coordonner le travail et l’activité des professionnels. Ces communautés se développent de manière autonome et spontanée » poursuivent les chercheurs.
Alors, comment faire profession en ligne ? Les chercheurs mènent ici un travail exploratoire, forcément qualitatif. Pour la première phase de leur enquête, ils ont identifié une vingtaine d’acteurs mobilisés sur internet afin de déterminer les liens de coopérations et de solidarités qui se forment sur les réseaux sociaux, les forums, les sites dédiés en collectant leurs échanges. Où vont les gens ? Pourquoi ils y restent ? « Nous avons remarqué que les pratiques d’usage sont différentes selon les métiers. Quand les aides à domicile échangent davantage sur la plateforme Facebook, où ils ont plusieurs groupes de milliers de personnes et quelques dizaines de messages par jour, les médecins généralistes se rencontrent plutôt sur Twitter et forment des réseaux plus personnels » détaille Nicolas Jullien. « Cette méthode qualitative nous permettra de saisir ce que les gens mettent derrière leurs impressions. Car dans ces groupes mouvants émergent parfois des tensions liées aux positions et expériences de chacun » poursuit le chercheur. Pour la seconde phase de l’enquête, les chercheurs mèneront une série d’entretiens dans les deux groupes professionnels. L’objectif, à terme, est de comparer les différentes logiques d’action et modes d’engagement de l’un et de l’autre métier.
Plus largement, derrière ces problématiques numériques, les chercheurs tentent d’analyser la capacité de ces groupes à produire collectivement de la connaissance. « Nous avons, par le passé, travaillé sur le modèle de Wikipédia. Un logiciel encyclopédique libre qui rassemble près de 400 000 contributeurs uniques par mois. C’est l’action collective la plus vaste jamais réalisée ; elle montre également un succès massif plutôt inattendu mais surtout pérenne de production de connaissances en ligne » explique Nicolas Jullien.
Mais si l’on y prend part de manière volontaire, les règles à la contribution sont de plus en plus strictes – à travers, par exemple, la modération ou l’existence de sujets déjà créés. « Dans ces communautés, ce qui est régulé c’est justement la contribution, pas la connaissance. » poursuit le chercheur, « car ce qui prend du temps, c’est de vérifier cette contribution, mais aussi, dans les communautés de pratique, d’y répondre. Plus il y a de participants et de messages, plus il faut limiter au maximum le bruit, les contributions hors propos ». Défi intellectuel, accès à des pairs, possibilité de voir ses interventions exposées : la routine numérique des actes professionnels quotidiens pourrait bien bouleverser les communautés de pratique et soutenir le développement de nouvelles formes de solidarités de métiers.
Article rédigé par Anne-Sophie Boutaud, pour I’MTech.
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