Prévoir le niveau d’un cours d’eau peut s’avérer précieux dans des régions particulièrement exposées aux risques d’inondations ou de sécheresse. Alors que les modèles traditionnels reposent principalement sur des hypothèses de processus, une autre approche émerge : les réseaux de neurones artificiels. C’est celle-ci qu’utilise Anne Johannet, chercheuse en génie de l’environnement à IMT Mines Alès.
En hydrologie, deux notions sont particulièrement importantes : les crues et les étiages. La première désigne une période durant laquelle le débit d’un cours d’eau est particulièrement élevé, la deuxième témoignant au contraire d’un débit significativement faible. Ces variations de niveau peuvent avoir de lourdes conséquences. Une crue peut par exemple entraîner des inondations (sans que cela soit systématique), un étiage peut induire des restrictions quant aux prélèvements d’eau, notamment pour l’agriculture, et dégrader les écosystèmes aquatiques.
Par expérience, on peut anticiper avec l’habitude qu’en cas de fortes précipitations, tel cours d’eau pourra voir son niveau monter d’une certaine hauteur. Cette démarche peut obtenir des résultats satisfaisants, mais elle manque bien sûr de précision. C’est pourquoi les services de prévision des crues (SPC) s’appuient également sur des modèles, qui peuvent être de deux types. Le premier est dit « à réservoir » : il assimile un bassin versant à un réservoir, qui déborde lorsque le volume contenu dépasse la capacité de remplissage. Les prévisions de ce type de modèle peuvent toutefois comporter des erreurs majeures, dans la mesure où elles ne prennent généralement pas en compte l’hétérogénéité du sol, pas plus que la variabilité d’occupation du bassin versant.
L’autre approche repose sur un modèle physique. Il s’agit alors de simuler le comportement du cours d’eau étudié, à l’aide d’équations différentielles et de mesures prises sur le terrain. Un tel modèle est donc censé prendre en compte l’ensemble des données et ainsi fournir des prévisions fiables. Il touche cependant à ses limites en cas de grande variabilité, ce qui est très fréquent : la réaction d’un terrain aux précipitations peut dépendre de l’activité humaine, du type d’agriculture, des saisons, de la végétation présente, etc. En conséquence, « il est très difficile de déterminer l’état initial du cours d’eau, indique Anne Johannet, chercheuse en génie de l’environnement à IMT Mines Alès. C’est l’inconnue majeure en hydrologie, avec la capacité à prévoir les pluies. » Dans ce cas, la réalité peut finalement contredire les projections, comme avec les crues exceptionnelles de la Seine en 2016. De plus, certains bassins versants demeurent peu adressés par les modèles physiques, à cause de leur complexité. C’est le cas dans les Cévennes.
L’apprentissage autonome des réseaux de neurones
Les recherches d’Anne Johannet se tournent vers une autre approche, proposant une nouvelle méthode pour prévoir le débit des eaux : l’intelligence artificielle, et plus précisément les réseaux de neurones artificiels. « L’intérêt des réseaux de neurones est qu’ils peuvent apprendre une fonction à partir d’exemples, même si on ne connaît pas cette fonction », explique la chercheuse.
L’apprentissage d’un réseau de neurones s’effectue un peu à la façon de celui d’un enfant. Il commence avec peu d’informations et étudie un jeu de données initial, en calculant la sortie de manière aléatoire et en commettant inévitablement des erreurs. Ensuite, des méthodes d’analyse numérique permettent de faire évoluer progressivement le modèle, de sorte à diminuer ces erreurs. Concrètement, en hydrologie, l’objectif du réseau de neurones est de prédire, en fonction des pluies, le débit d’un cours, ou sa hauteur d’eau. Pour entraîner le modèle, on va donc exploiter un jeu de données décrivant un ensemble d’observations passées relatives à un bassin. Pendant son apprentissage, le réseau de neurones va calculer un débit en fonction des précipitations, et ce résultat sera confronté aux mesures réelles. Ce processus sera alors répété plusieurs fois, pour corriger les erreurs commises.
L’écueil à éviter avec cette approche est celui du « surapprentissage ». Si un réseau de neurones est « surentraîné », il peut finir par perdre sa qualité d’extrapolation et se contenter du « par cœur ». Pour schématiser, s’il intègre l’apparition d’une crue majeure le 15 novembre 2002, un surapprentissage pourra lui faire déduire qu’un tel événement surviendra chaque année, le 15 novembre. Afin d’éviter ce phénomène, le jeu de données d’entraînement est en fait divisé en deux sous-ensembles : un pour l’apprentissage et un pour la validation. Et au fur et à mesure que les erreurs sont corrigées sur le jeu d’apprentissage, on vérifie ses capacités de généralisation sur le jeu de validation
Le principal atout de cette approche par réseaux de neurones est de nécessiter beaucoup moins d’informations en entrée. Un modèle physique requiert une grande quantité de données, sur la nature du terrain, la végétation, les pentes, etc. Au contraire, « un réseau de neurones n’a besoin que des pluies, et des débits à l’endroit qui nous intéresse, ce qui facilite sa mise en œuvre », souligne Anne Johannet. Cela implique des coûts moins importants, ainsi qu’une plus grande rapidité d’exécution. Cependant, le succès de cette démarche dépend fortement des prévisions de pluie, qui servent de variables d’entrée. Et les précipitations restent aujourd’hui encore difficiles à anticiper.
Des avantages clairs, mais une démarche controversée
Aujourd’hui, les modèles d’Anne Johannet sont déjà utilisés par des services publics, dont le SPC Artois-Picardie (dans la région des Hauts-de-France). À partir des prévisions de pluies, les agents établissent des scénarios et en étudient les conséquences grâce aux réseaux de neurones. Selon le type de bassin — qui peut réagir de façon lente ou rapide — ils sont ainsi en mesure d’effectuer des prédictions à quelques heures, voire à un jour pour les crues et à plusieurs semaines pour les étiages.
Ces données peuvent alors avoir une influence directe sur les collectivités territoriales et les citoyens. Par exemple, la prévision d’un étiage conséquent peut pousser le gestionnaire de l’approvisionnement en eau à recourir à une autre source, ou pousser les autorités à déclencher des interdictions de prélèvement. Au contraire, prévoir les crues permet d’anticiper d’éventuelles inondations, selon la structure du terrain.
Ces projections peuvent également s’établir à plus long terme, en utilisant les données du GIEC. Ainsi, des essais de prévisions sur le débit de la rivière Albarine dans l’Ain ont été réalisés, jusqu’en 2070, pour évaluer l’impact du réchauffement climatique. Et les résultats ont mis en évidence de futurs étiages de grande ampleur, ce qui pourrait influencer l’aménagement du territoire et l’activité agricole.
Cependant, malgré ces résultats, l’approche par l’intelligence artificielle pour prédire crues et étiages provoque la défiance de nombreux hydrologues, en particulier en France. Ces derniers estiment en effet que ces systèmes sont incapables de généraliser dans un contexte de changement climatique, leur préférant majoritairement les modèles physiques ou à réservoir. Des accusations rejetées par la chercheuse d’IMT Mines Alès, qui met en avant la rigueur des validations effectuées sur les réseaux de neurones. Elle invite à remettre en perspective les résultats des différentes méthodes, en rappelant cette citation du statisticien George Box : « Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles. »
Article rédigé par Bastien Contreras pour I’MTech
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