À la recherche des ciments oubliés

Sur les 4 milliards de tonnes de ciment produites chaque année, une écrasante majorité est dédiée à la production de ciment Portland. Inventé il y a plus de 200 ans en France par Louis Vicat — puis breveté par l’anglais Joseph Aspdin — le Portland est une star parmi les matériaux de construction. Sa durabilité rarement égalée lui a permis d’écraser la concurrence, si bien que les méthodes de synthèse et les formulations d’autres ciments employés au XIXe siècle ou au début du XXe ont aujourd’hui été oubliées. Pourtant, des bâtiments construits avec ces ciments-là sont encore debout, et ne peuvent être restaurés avec le ciment monopolistique qu’est le Portland. Pour tenter de recouvrer cette mémoire technique disparue, le projet Cassis[1] a été lancé par Vincent Thiéry, chercheur à IMT Lille Douai. Dans cet entretien, il présente ces travaux à la frontière entre histoire et matériaux.

 

Comment expliquer que les ciments soient aujourd’hui dominés par un seul produit : le ciment Portland ?

Vincent Thiery : Le ciment tel que nous le connaissons aujourd’hui a été inventé par un jeune ingénieur des ponts en 1817 : Louis Vicat. Il avait besoin d’un matériau qui ait une bonne résistance mécanique ainsi qu’une prise et une bonne durabilité sous l’eau, pour la construction du pont de Souillac sur la Dordogne. Il a donc mis au point un ciment à base de calcaire et d’argile cuit à 1 500 °C, qui s’est par la suite fait breveter par un anglais, Joseph Aspdin, sous le nom de ciment Portland en 1824. La  qualité du ciment Portland fait qu’il est devenu peu à peu une référence. En 1856, la première cimenterie industrielle française de ciment Portland a ouvert à Boulogne-sur-Mer. Au début du XXe siècle, le marché mondial était déjà dominé par ce ciment.

Qu’est-il advenu des autres ciments qui ont cohabité avec le Portland entre son invention et le moment où il est devenu une référence unique ?

VT : Parmi les autres ciments, certains existent toujours. C’est le cas du ciment Prompt, que l’on appelle également ciment romain — sa couleur ocre rappelait les bâtiments romains à son inventeur. C’est un ciment de restauration et d’esthétique inventé en 1796 par l’anglais James Parker. Il commence à regagner un intérêt aujourd’hui car il rejette moins de CO2 dans l’atmosphère, et qu’il peut être mélangé à des fibres végétales pour faire des bétons plus écologiques. C’est toutefois l’un des rares ciments qui subsistent encore face au Portland. Une grande partie des autres ciments qui ont existé n’est tout simplement plus produite depuis la fin du XIXe siècle ou le début du XXe.

Ces ciments ont-ils toujours eu la même formulation qu’ils ont aujourd’hui ?

VT : Non, ils ont évolué au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle et ont été peu à peu modifiés. Par exemple, les premiers ciments Portland, connus comme « ciments méso-Portland », étaient plus riches en aluminium. La palette des composants était plus large à cette époque qu’elle ne l’est aujourd’hui. On trouve encore de ces ciments un peu partout en France, dans des ouvrages ferroviaires, ou des vieux ponts abandonnés. Bien qu’ils soient sous nos yeux, ces ciments ne sont pas bien connus. Nous ne savons pas quelle est leur formulation exacte, ni par quels procédés ils ont été générés. C’est tout l’objet du projet CASSIS que de recouvrer cette connaissance des vieux ciments. La région de Boulogne-sur-Mer sur laquelle nous allons travailler devrait fournir beaucoup d’exemples de bâtiments réalisés avec ces anciens ciments, puisque c’est là qu’a commencé l’essor industriel du ciment en France. Dans la région de Marseille par exemple, des travaux similaires à ceux que nous souhaitons mener ont été réalisés par le pôle béton du laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH), un des partenaires du projet CASSIS, et ont permis de remonter à l’histoire de nombreux ciments « locaux ».

Comment vous y prenez-vous pour retrouver ces ciments ?

VT : Le LRMH est un service du ministère de la culture. Il interagit directement avec les mairies et les propriétaires privés sur des ouvrages connus pour être en bétons anciens. C’est un travail qui mêle histoire et archéologie car nous recherchons également des documents d’archives nous renseignant sur des bâtiments anciens, puis nous nous rendons sur le terrain pour constater. Certains documents publicitaires d’époque, vantant des ouvrages, peuvent être d’une précieuse aide. Par exemple, le cimentier Lafarge (devenu LafargeHolcim) avait publié dans les années 1920 un catalogue d’utilisation de certains de ses ciments, photos et lettres de recommandations à l’appui.

Une fois un ouvrage identifié comme incorporant des ciments oubliés, comment remontez-vous dans le temps pour en déduire la composition et les procédés utilisés ?

VT : Tout se fait sur l’étude de la microstructure du matériau. Nous mettons en place une batterie d’analyses avec des techniques assez classiques dans le domaine de la minéralogie : microscopie optique ou à balayage, spectroscopie Raman, diffraction des rayons X…  Tout ceci nous permet de détecter des changements minéralogiques qui apparaissent lors de la cuisson de l’argile et du calcaire. Cette étude nous apporte beaucoup de renseignements : comment le matériau a été cuit, à quelle température, pendant combien de temps, mais aussi si l’argile et le calcaire ont été bien broyés avant la cuisson. Certaines caractéristiques de la microstructure ne s’observent en effet que si la température a dépassé une certaine valeur, ou si le ciment a été cuit très rapidement. Dans le cadre de CASSIS, nous allons également utiliser la résonance magnétique nucléaire car les hydrates — ce qui se forme quand le ciment fait prise — sont mal cristallisés.

C’est ce genre – parmi d’autres – d’évidences microstructurales au sein d’une pâte de ciment, qu’il s’agisse de mortier ou de béton, qui permet de donner des indications précieuses sur la nature du ciment utilisé. Il s’agit d’une relique de grain de ciment non hydraté dans un mortier du début des années 1880. Pour cette observation, des échantillons ont été préparés en lames minces (30 micromètres d’épaisseur) afin d’être étudiés en microscopie optique. La compilation des observations et analyses sur ces échantillons a permis de donner des informations sur la nature du cru du ciment (le mélange avant cuisson), son combustible et ses conditions de cuisson : la même démarche sera adoptée dans le projet Cassis.

 

Disposez-vous d’un moyen de vérifier si vos déductions sont correctes ?

VT : Une fois que nous avons déduit des scénarios possibles pour le mélange et le procédé ayant permis d’obtenir un ciment, nous souhaitons les tester pour vérifier nos hypothèses. Dans le cadre du projet, nous allons essayer de resynthétiser les ciments oubliés à partir de ce que nous avons identifié. Nous souhaitons même instrumenter un four du type poêle vertical en fonte pour reproduire les cuissons de l’époque, marquées par des irrégularités des conditions de cuisson dans le four. En comparant le ciment obtenu par ces expériences avec le ciment des ouvrages que nous allons repérer, nous pouvons ainsi valider nos hypothèses.

Pourquoi cherchez-vous à retrouver la composition de ces vieux ciments ? Quel est l’intérêt dans la mesure où le ciment Portland est considéré comme le meilleur ?

VT : D’abord il y a une valeur historique : ces travaux permettent surtout de retrouver une culture technique oubliée. Nous ne savons pas très bien comment s’est fait le passage du ciment romain vers le ciment Portland dans l’industrie de l’époque. En étudiant les autres ciments contemporains de cette transition, nous pourrions mieux comprendre comment les constructeurs de bâtiments sont progressivement passés de l’un à l’autre. En outre, ces recherches sont susceptibles d’intéresser des industriels actuels. Les travaux de restauration d’ouvrages construits avec des ciments oubliés ne sont pas faciles : il faut s’assurer de la compatibilité des nouveaux ciments que l’on applique pour garantir une bonne durabilité. Il y a donc un enjeu patrimonial à pouvoir fabriquer des petites quantités de ciments adaptés à des actions de restauration spécifiques.

 

[1] Le projet CASSIS est financé par la fondation I-SITE (Initiatives-Science – Innovation –Territoires – Economie) de l’université Lille Nord Europe. Il réunit IMT Lille Douai, le laboratoire de recherche des monuments historiques du ministère de la Culture, Centrale Lille, l’université polytechnique Hauts-de-France, et l’association technique de l’industrie des liants hydrauliques.

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