L’humanité est une grande consommatrice de sable, à tel point que cette ressource devenue précieuse est en voie de disparition. Très convoité, il est extrait dans des conditions parfois peu respectueuses de l’environnement. Face à cette raréfaction du sable, et aux conséquences parfois lourdes de son prélèvement sur nos plages, il devient crucial de trouver des alternatives. Isabelle Cojan et Nor-Edine Abriak, respectivement chercheurs en géosciences et géomatériaux à Mines ParisTech et IMT Lille Douai, nous détaillent les enjeux autour de cette ressource.
« Après l’air et l’eau, le sable vient en troisième position des ressources indispensables à l’être humain » nous fait prendre conscience Isabelle Cojan, chercheuse en géosciences à Mines ParisTech. Bien sûr, l’utilisation du sable est indirecte pour la plupart d’entre nous, puisque l’essentiel de cette ressource est consommée par l’industrie du BTP. 15 à 20 milliards de tonnes de sable permettent ainsi chaque année de construire des bâtiments ou des routes dans le monde entier, et sont utilisés pour la poldérisation. En comparaison, la part des autres utilisations — micro-informatique, verre, lessive, produits cosmétiques, etc. — se situe autour de 0,2 milliard de tonnes. Ramenée à l’échelle individuelle, la consommation mondiale de sable est de 18 kilogrammes par personne et par jour.
À première vue, cette énorme quantité de sable dont l’humanité a besoin pourrait être facilement fournie par notre planète. Un quart de la surface des continents est recouverte d’immenses déserts qui sont occupés sur près de 20% de leur surface par des champs de dunes. Le problème, c’est que ces sables éoliens sont inutilisables pour le BTP ou la poldérisation : « Les grains des déserts sont trop lisses, trop fins, et ne peuvent pas se lier avec les ciments pour fabriquer des bétons » souligne Isabelle Cojan. Pour d’autres raisons, notamment économiques, les sables marins ne peuvent être exploités qu’à de faibles profondeurs, comme c’est le cas actuellement en mer du Nord. Le volume de sable disponible sur Terre devient nettement plus faible une fois ces zones écartées.
Dès lors, où donc trouver ces précieux sédiments ? Les sables riches en silice, comme ceux présents sous la forêt de Fontainebleau, sont réservés à la production de verre et de silicium. D’autre part l’exploitation de dépôts fossiles est limitée par l’anthropisation de certaines régions qui rend difficile l’ouverture de carrières. Pour le BTP, il faut se tourner vers les sables des cours d’eau, et les dépôts côtiers nourris en partie par les apports des rivières. Les grains des alluvions et des plages sont suffisamment anguleux pour s’accrocher aux ciments. Si les quantités de sable sur les plages paraissent colossales pour l’œil humain, elles ne sont en réalité pas si grandes. En effet, l’essentiel des sédiments présents dans les plaine alluviales de nos rivières et sur nos littoraux sont hérités de l’érosion massive produite lors des ères glaciaires du quaternaire. Aujourd’hui, avec les aménagements le long des cours d’eau associés à une érosion plus faible, Isabelle Cojan rappelle que « nous consommons deux fois plus de sable que ce que les rivières apportent au domaine littoral ».
Les barrages ne font pas que retenir l’eau, ils empêchent aussi les sédiments de descendre en aval. La chercheuse de Mines ParisTech prend pour exemple le cours d’eau de la Durance, un affluent du Rhône qu’elle a étudié : « Avant son aménagement, il délivrait 3 millions de tonnes de sédiments dans la Méditerranée par an. Aujourd’hui, cette quantité est comprise entre 0,1 et 0,5 million de tonnes ». La majeure partie des sédiments fournis par l’érosion du bassin versant se retrouve piégée par les infrastructures, et se dépose au fond des retenues d’eau artificielles.
La ruée vers le sable, et son impact environnemental
Conséquence d’un relargage plus faible de sédiments dans les mers et les océans, certaines plages s’amenuisent naturellement, et encore plus là où l’industrie extractive prélève le sable des littoraux. Des pays se retrouvent ainsi dans une situation critique, où des plages entières disparaissent. C’est le cas du Togo par exemple, et de plusieurs pays d’Afrique où le sable est prélevé sans trop de contraintes législatives. « Les Comores tirent énormément de revenus du tourisme, et prélèvent toujours plus de sable sur les plages pour soutenir leur développement économique car il n’y a pas de réserve de sable conséquente ailleurs dans les îles » illustre Isabelle Cojan. Les grands volumes extraits entraînent une érosion côtière et un recul des terres sur la mer. La situation est similaire dans d’autres régions du monde. « Singapour a augmenté sa surface de façon notable en aménageant des polders sur la mer » poursuit la chercheuse. « À côté, des îles à fleur d’eau qui permettent des approvisionnements faciles en sable ont disparu avant que la réglementation des pays concernés n’interdise ces prélèvements. »
En Europe, les pratiques sont plus contrôlées. En France notamment, l’extraction dans les lits des cours d’eau — héritage de pratiques millénaires — a eu cours jusque dans les années 1970. L’exploitation peu régulée des alluvions a alors entraîné des modifications du profil des rivières qui ont conduit à l’affouillement d’ancrages de ponts se retrouvant alors fragilisés, jusqu’à parfois même s’effondrer. Le prélèvement dans les cours d’eau est depuis interdit, et seuls les alluvions des plaines alluviales qui n’impactent pas directement les lits des rivières sont ouverts à l’extraction. Du côté du littoral, l’exploitation est régie par le Code de l’environnement et le Code minier, qui interdisent tout prélèvement risquant de compromettre directement ou indirectement l’intégrité d’une plage.
Cependant, malgré cette législation, les conséquences néfastes indirectes sont difficiles à prévenir. L’impact de l’extraction de sable à moyen terme est complexe à modéliser pour les chercheurs. « En domaine côtier il faut tenir compte d’un ensemble de processus complexes liés aux marées, aux tempêtes, à la dérive littorale, au couvert végétal, aux aménagements touristiques, portuaires… » liste Isabelle Cojan. Dans certains cas, des prélèvements raisonnables n’induiront aucun risque. Dans d’autres situations, une légère modification du profil de la plage pourra avoir des conséquences dramatiques. « Cela peut entraîner un recul significatif du trait de côte lors des tempêtes, et un ennoiement de l’arrière-pays par les eaux marines, notamment lors des tempêtes d’équinoxe » poursuit la chercheuse. Sur les côtes en érosion naturelle, avec des arrière-pays au faible relief, l’extraction de sable peut à terme entraîner une dynamique irréversible de déstabilisation de la côte.
Les implications d’une disparition de plage ne sont pas qu’esthétiques. La plage et les dunes qui très souvent les bordent constituent une barrière sédimentaire naturelle face à l’assaut des vagues. Elles sont la première et la plus importante protection contre l’érosion. Les plages limitent par exemple le recul des falaises de craie. Sur les littoraux aux faibles reliefs, les systèmes plage-dunes forment un rempart contre l’entrée de la mer dans les terres. La salinisation des champs qui peut se produire lorsque l’eau crée une brèche dans la barrière sédimentaire naturelle entraîne un changement drastique des conditions de culture, et peut ruiner des terres arables.
Des alternatives au sable ?
Face à une raréfaction de la ressource, de nouvelles pistes sont explorées pour trouver une alternative au sable. Le recyclage des bétons, du verre ou des déchets de la métallurgie peut permettre de remplacer les sédiments dans la constitution des bétons. Cependant, les matériaux de construction ainsi générés se heurtent à des problèmes de performance : « Ils vieillissent très vite, et peuvent relarguer des polluants au fil du temps » pointe Isabelle Cojan. Autre limite, ces voies de remplacement ne sont actuellement pas suffisantes en volume. La France produit annuellement 370 millions de tonnes de sable. En contrepartie, le recyclage ne représente que 20 millions de tonnes.
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Des efforts importants de structuration d’une filière de recyclage dédiée seraient nécessaires, avec tous les débats économiques et politiques, aux échelles nationales et locales, que cela implique. Dans la mesure où les industriels souhaitent des produits performants, cela ne pourrait se faire avant que la recherche n’ait trouvé un moyen de limiter le vieillissement et la pollution des matériaux issus de matière recyclée. Si le recyclage ne doit pas être écarté, il est cependant clair qu’il ne représente une solution que sur une échelle de temps relativement longue.
À plus court terme, l’alternative pourrait venir d’autres gisements de sable, considérés aujourd’hui comme des déchets. À IMT Lille Douai, Nor-Edine Abriak a démontré par des travaux pionniers en géomatériaux qu’il était possible d’exploiter le sable de dragage. Ces sédiments proviennent du fond des fleuves et des rivières, et sont extraits pour l’aménagement des cours d’eau. Le dragage étant principalement pratiqué pour permettre la navigation, de grandes quantités de sable sont extraites chaque année des ports et des embouchures de fleuves. « Lorsque j’ai commencé mes recherches sur le sujet il y a quelques années, le port de Dunkerque était très encombré par les sédiments » se souvient le chercheur. Il s’est donc associé avec les autorités locales en montant une chaire de recherche baptisée Ecosed afin de trouver une façon de valoriser ce sable.
Pour le BTP, les sédiments de dragage ont un inconvénient majeur : ils sont riches en particules argileuses. « Pour les bétonniers, l’argile est un cauchemar » avertit Nor-Edine Abriak. « Ces particules peuvent gonfler, ce qui retarde la prise du ciment dans le béton et peut diminuer les performances du matériau final. » Il est d’usage d’utiliser un tamis pour séparer les argiles, ce qui demande du matériel, une logistique spécifique, et donc des coûts supplémentaires. Pour cette raison, ces sédiments sont boudés par les industriels. « Le seul moyen d’être compétitif avec ces sédiments, c’est d’arriver à les utiliser tels quels, sans étape de séparation » confie le porteur de la chaire Ecosed. Les recherches menées à IMT Lille Douai ont permis d’aboutir à un traitement léger et rapide à la chaux capable de s’affranchir du passage au tamis. Ce traitement décompose également la matière organique présente dans les sédiments et améliore la prise du ciment, ce qui permet d’utiliser rapidement les sables extraits du fond du port de Dunkerque.
La chaire Ecosed a également permis de s’affranchir d’un autre problème, celui de la salinité de ces sables peu profonds au contact de l’eau de mer. Le sel corrode les matériaux, et diminue donc la durée de vie des bétons. Pour le supprimer, les chercheurs ont eu recours à un simple lavage à l’eau. « Nous avons montré qu’il suffisait d’entreposer le sable de dragage dans des grandes lagunes, et de laisser la pluie drainer le sel » explique Nor-Edine Abriak. Une solution simple, dès lors qu’il y a suffisamment de place à proximité pour aménager les lagunes, ce qui est le cas dans les environs de Dunkerque.
Avec ces résultats, l’équipe de scientifiques a démontré que les sédiments de dragage pouvaient être utilisés comme alternative à celui prélevé sur les plages, plutôt que d’être considéré comme un déchet après son extraction du fond des ports. « Nous avons été les premiers au monde à prouver cette faisabilité » mentionne fièrement Nor-Edine Abriak. Cette solution n’est pas un remplacement total, car les sédiments de dragage ont des propriétés mécaniques différentes qu’il faut prendre en compte pour ne pas altérer la durabilité des matériaux. Les premiers passages à l’échelle ont montré que les sables de dragage pouvaient être utilisés jusqu’à 70 % dans la composition des matériaux pour les routes et 12 % pour ceux des bâtiments, sans perte de qualité du matériau final.
Parce que toutes les zones portuaires ou presque doivent effectuer des dragages, ces recherches représentent une grosse opportunité de réduire l’extraction de sables des plages et des alluvions. Début mars, l’équipe d’Ecosed s’est rendue au Maroc pour lancer une seconde chaire sur la valorisation des déchets et en particulier les sables de dragage : « La situation qu’il y avait à Dunkerque se retrouve à Tanger et à Agadir » précise le chercheur, illustrant la globalité de la problématique. En France, la chaire Ecosed devient en juin 2019 Ecosed Digital 4.0. Elle passe de 2 millions d’euros de budget à 24 millions, avec pour ambition de structurer une filière spécifique à la valorisation des sédiments de dragage en France. Si ces travaux ne résoudront pas à eux seuls ce problème de la raréfaction du sable, ils permettent tout de même de créer une dynamique de réduction de l’extraction du sable dans les zones où son prélèvement est sensible. Reste à faire en sorte que ce genre d’initiative passe à l’échelle, à la fois au niveau national, et international.
Des conférences pour diffuser les sciences dans la société
La question de la disparition des sables était traitée par Isabelle Cojan à l’occasion d’une conférence donnée le 7 février dernier sur le site de Fontainebleau de Mines ParisTech. L’évènement s’inscrivait dans le cadre de la mission de diffusion des sciences de l’école et en partenariat — initié en 2007 — avec le théâtre municipal de Fontainebleau. Les prochaines conférences de la saison 2019-2020 aborderont les thèmes de l’aéronautique et la reconnaissance d’images appliquée à l’expérimentation de cosmétiques. Pour en savoir plus et assister aux conférences, consultez l’agenda du site de Fontainebleau.
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