Tribune rédigée en partenariat avec The Conversation.
Par Chantal Morley, Institut Mines-Télécom Business School.
Cela ferait presque oublier qu’aux débuts de ce qu’on appelait l’« informatique », de nombreuses mathématiciennes ont joué un rôle clé. Parmi ces grandes figures, on peut citer Grace Hopper, qui a imaginé la notion de compilateur et en a fait le premier prototype en 1952. C’est une femme, Mary Keller, qui a soutenu la première thèse en informatique, en 1965.
On peut citer aussi Kathleen Booth, pionnière de la reconnaissance de caractères et de la traduction automatique. Ou Barbara Liskov, qui programme en 1968 un des premiers jeux d’échecs, et devient professeure en intelligence artificielle au MIT.
Recherche et postes de « codage »
Après des travaux pionniers, Adele Goldberg dirigea la conception du premier ordinateur à interface graphique en 1973, tandis qu’Alice Recoque a conçu la gamme des mini-ordinateurs Mitra, notamment le Mitra 15 qui a été un très grand succès commercial. On peut souligner que le MIT, dans sa recherche d’excellence, avait eu très tôt une politique d’ouverture à la diversité : entre 1965 et 1985, le nombre d’étudiantes en informatique est passé de 5 % à près de 30 %.
Durant ces années fondatrices, les femmes ont aussi été très présentes à un niveau opérationnel. Dans les années 1940, le premier ordinateur électronique, l’ENIAC, fut entièrement programmé par six mathématiciennes. Au début des années 1950, chez le constructeur d’ordinateurs Eckert-Mauchly, 40 % des programmeurs étaient des femmes. Jusqu’en 1960, en Grande-Bretagne, dans la fonction publique, les « postes de codage » des ordinateurs étaient presque exclusivement féminins.
La première société de services en informatique (Computer Usage Company) a démarré aux États-Unis en 1955 avec une équipe de quatre programmeuses. Trois ans plus tard, Elsie Schutt lance Computations Inc. pour permettre aux mères de poursuivre une carrière en informatique en travaillant à distance ; cette entreprise va durer 50 ans. En 1962, en Grande-Bretagne, Stephanie Shirley fonde à 29 ans Freelance Programmers, avec le même objectif : ce sera une très belle réussite internationale jusqu’à son rachat par Steria en 2007.
Le tournant des années 80
Comment la situation s’est-elle alors renversée ? Quels éléments déclencheurs peut-on identifier ? La charnière se situe dans les années 1980, d’abord autour de modalités de recrutement. Pour filtrer la multitude de candidatures qui lui parviennent, une société américaine définit alors le profil psychologique « du bon programmeur ».
Elle se base sur un échantillon d’hommes travaillant dans un environnement militaire, et présentant deux caractéristiques majeures : une sociabilité un peu moindre que la moyenne et des activités socialement connotées comme masculines. On est loin des années 1940-50 où pour programmer l’on recrutait des personnes patientes, logiques, ayant beaucoup d’imagination, et pratiquant mots croisés, échecs ou tricot ! Ce profil a été massivement utilisé.
Ensuite, les besoins en personnel informatique étant croissants, les salaires étaient relativement élevés. Considérant qu’il était anormal que les codeuses aient une rémunération aussi confortable et qu’il était peu concevable qu’elles encadrent des équipes mixtes, la Grande-Bretagne a, dans le secteur public – leader dans l’informatisation du pays – bloqué la carrière de programmeuses compétentes, expérimentées et motivées, et les nouveaux recrutements vont conduire à masculiniser la profession.
Le troisième facteur est une prise en main académique, en lien avec l’industrie, excluant les femmes : la conférence organisée en 1968 sous l’égide de l’OTAN à la demande des « leaders » du domaine informatique qui avaient commencé à comprendre l’importance du logiciel par rapport au matériel, a réuni des spécialistes mondiaux de la programmation, mais aucune femme, pas même Grace Hopper ou Jean Sammet.
Les universitaires poussent les industriels à parler de génie logiciel et d’ingénieur logiciel, afin d’élever le niveau perçu, mais le qualificatif d’ingénieur contribue à masculiniser la perception des formations informatiques.
D’autre part, souhaitant renforcer le savoir-être dans le secteur, la principale association professionnelle américaine (DPMA, Data Processing Management Association), comportant une écrasante majorité d’hommes, met au point une certification de compétence. Mais, compte tenu des horaires et de la répartition du travail domestique, celle-ci reste, de fait, moins accessible aux femmes.
Le poids de la culture populaire
En 1965, aux États-Unis, on trouve 30 % de femmes en programmation. En 1982, 35 % des emplois d’informaticiens en France sont occupés par des femmes. Alors que l’informatique se diffuse progressivement dans la société, à partir de la fin des années 1960, l’ordinateur intègre la culture populaire, mais dans des mises en scène qui mettent souvent les femmes de côté. Dans le film de Stanley Kubrick, 2001 : l’Odyssée de l’espace, l’ordinateur a une voix masculine et les relations entre humains et ordinateur ne laissent aucune place aux femmes.
Dans les publicités de la fin des années 1970, la cible marketing est celle des cadres, hommes à 80 % en 1985 en France. L’objectif suggéré aux hommes est un peu utilitaire – travailler de chez soi – et, pour une large part, ludique. Dans les familles, le micro-ordinateur n’entre pas de façon égalitaire : les hommes y passent davantage de temps que les femmes, les fils y ont davantage accès que les filles, et sont souvent initiés par leur père.
Quand on commence à acheter des ordinateurs personnels aux enfants, les garçons resteront longtemps privilégiés par rapport aux filles. Cette culture d’une certaine pratique de l’ordinateur va s’étendre progressivement, et contribuer, dans le grand public, à associer informatique et masculin. D’autant que le mouvement du logiciel libre, avec ses communautés excluant les femmes, construit la figure du hacker comme le modèle de développeur.
Algorithmes et biais
Enfin, avec leur montée sur les réseaux sociaux, ou pour la génération automatique de publicités, les algorithmes ont aussi montré qu’ils reproduisaient les biais sexistes, renforçant la discrimination envers les filles dans l’accès aux formations numériques.
Tous ces facteurs font qu’en dix ans les femmes se sont progressivement retirées, et que, malgré diverses initiatives, le mouvement ne s’est pas inversé. Comme elles avaient été peu visibles auparavant, la mémoire collective a oublié les places qu’elles avaient occupées.
L’étude des pays où l’on trouve une parité dans le domaine informatique (Inde, Malaisie…), ainsi que celle des universités ayant obtenu une mixité durable dans ces filières (CMU, NTNU, Harvey Mudd College…) montrent que seul un large mouvement d’inclusion, décliné localement, permettra aux femmes de trouver une large place dans les métiers du numérique.
À lire sur I’MTech : La mixité est une affaire d’inclusion, pas d’exclusion
Un MOOC pour combattre les stéréotypes sexistes
Comment se construisent et s’entretiennent les stéréotypes ? Comment les caractériser et les déconstruire ? Comment favoriser l’insertion des femmes dans les métiers du numérique ? Chantal Morley est à l’initiative du MOOC Mixité dans les métiers du numérique pour répondre à ces questions. Chaque année, une nouvelle session de ce cours en ligne permet de découvrir la contribution méconnue des femmes au développement de l’industrie du logiciel, et par quels mécanismes elles sont aujourd’hui invisibilisées et découragées de s’investir dans le secteur. Le MOOC a pour objectif de sensibiliser les entreprises, les écoles et les organismes de recherche à ces problématiques, afin qu’ils aient les clés pour développer une culture plus inclusive à l’égard des femmes. L’accès au MOOC est libre et gratuit sur la plateforme FUN.
https://www.youtube.com/watch?v=Jcu6wRxyco8
Chantal Morley, Professeure en systèmes d’information, Institut Mines-Télécom (IMT)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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