Rien qu’en provenance du soleil, ils sont plus de 64 milliards, par seconde et par cm2, à traverser la Terre de part en part. Les neutrinos, ces particules élémentaires de la matière, sont partout mais presque insaisissables. « Presque » : l’infrastructure européenne KM3NeT, en cours d’installation dans les abysses méditerranéennes, est conçue pour détecter la très faible lumière générée par les interactions des neutrinos dans l’eau. Retour avec le chercheur Richard Dallier d’IMT Atlantique sur la quête des neutrinos, un défi technique et scientifique majeur.
Les “petits neutres” sont parmi les particules les plus mystérieuses de l’Univers. « Les neutrinos ont une charge électrique nulle, une masse très faible et se déplacent à une vitesse proche de celle de la lumière. Ils sont difficiles à étudier car extrêmement compliqués à détecter », explique Richard Dallier, membre de l’équipe KM3NeT du groupe Neutrino au laboratoire Subatech[1]. « Ils interagissent si peu avec la matière que seule une de ces particules sur 100 milliards rencontre un atome ! ».
Si leur existence est postulée dès les années 1930 par le physicien Wolfang Pauli, elle n’est confirmée expérimentalement qu’en 1956 par les physiciens américains Frederick Reines et Clyde Cowan – prix Nobel de physique en 1995 pour cette découverte. Et c’est une petite révolution pour la physique des particules. De fait, « cela pourrait justifier l’excédent de matière qui nous a permis d’exister. Le Big bang a créé autant de matière que d’antimatière, mais très rapidement les deux se sont annihilées mutuellement. Il ne devrait donc plus rien en rester ! Nous espérons que l’étude des neutrinos nous aidera à comprendre ce déséquilibre » raconte Richard Dallier.
L’épopée des neutrinos
Si ces grands timides n’ont pas fini de livrer leurs mystères, on sait aujourd’hui que le neutrino existe sous trois formes, ou « saveurs » : les neutrinos de type électronique, ceux de type muonique et, enfin, les neutrinos tauiques. Une particule bien particulière car le neutrino est capable de se métamorphoser au cours de son voyage. Ce phénomène est appelé oscillation : « Le neutrino, qui peut être généré par différentes sources, comme le Soleil, les centrales nucléaires ou encore les rayons cosmiques, naît sous un certain type, il prend une forme hybride des trois saveurs en voyageant puis peut apparaître dans une saveur différente lorsqu’il est détecté » indique Richard Dallier.
L’oscillation des neutrinos a été mise en évidence la première fois en 1998 par l’expérience Super-Kamiokande, un observatoire de neutrinos japonais, et a été, là encore, récompensé par le prix Nobel de physique en 2015. Ce changement d’identité est fondamental : il apporte la preuve, indirecte, que les neutrinos ont bien une masse, même si elle est extrêmement faible. Cependant, une autre énigme demeure : quelle est la hiérarchie des masses entre les 3 saveurs ? Y répondre permettrait d’affiner davantage notre vision du modèle standard de la physique des particules.
La singularité des neutrinos en fait un objet d’étude fascinant. Les observatoires et détecteurs dédiés sont de plus en plus nombreux à être installés dans les grandes profondeurs, où la conjonction entre l’obscurité et la concentration de matière est idéale. La Russie a ainsi installé un détecteur au fond du lac Baïkal, et les États-Unis un autre au pôle Sud. L’Europe s’attaque quant à elle aux abysses de la mer Méditerranée. Cette étrange pêche aux neutrinos a débuté avec l’expérience Antares en 2008, un télescope d’un genre particulier qui capte la moindre lumière traversant les grands fonds. Antares a laissé place à KM3NeT, avec une sensibilité améliorée d’un ordre de grandeur. Cette expérience rassemble près de 250 chercheurs appartenant à environ 50 laboratoires et instituts, dont quatre laboratoires français. La collaboration vise, outre l’étude des propriétés fondamentales des neutrinos, la découverte et l’étude des sources astrophysiques de neutrinos cosmiques.
Des yeux braqués sur l’univers
KM3NeT englobe en fait deux télescopes à neutrinos gigantesques en cours d’installation sur les fonds de la mer Méditerranée. Le premier est situé au large de Toulon, et s’appelle ORCA (Oscillation Research with Cosmics in the Abyss). Immergé à près de 2 500 mètres de profondeur, il sera composé à terme de 115 lignes accrochées au fond marin. « Sur chacune de ces lignes flexibles, hautes de 200 mètres et espacées de 20 mètres, sont placés des détecteurs optiques : 18 sphères d’une cinquantaine de centimètres tous les 9 mètres, contenant chacune 31 capteurs de lumière » détaille Richard Dallier, qui participe à la construction et à l’installation de ces modules « Cette densité de détecteurs est inédite et nécessaire pour étudier les propriétés des neutrinos eux-mêmes : leur nature, leurs oscillations et donc leur masses et le classement de celles-ci… Les sources de neutrinos qui intéressent ORCA sont le Soleil et l’atmosphère terrestre, où ils sont crées en très grand nombre par les rayons cosmiques qui bombardent la Terre ».
Le second télescope de KM3Net est ARCA (Astroparticles Research with Cosmics in the Abyss). Il sera situé à 3 500 mètres de profondeur en Sicile, avec des espacements plus larges entre les lignes (90 mètres) qui seront aussi plus longues (700 mètres) et deux fois plus nombreuses, mais avec autant de capteurs. Occupant un volume de plus d’un km3 — d’où le nom de l’instrument KM3Net pour km3 Neutrino Telescope — ARCA sera dédié à la recherche et l’observation des sources astrophysiques de neutrinos, beaucoup plus rares. Au total, ce sont plus de 6 000 modules optiques rassemblant en tout 200 000 capteurs de lumière qui seront installés d’ici 2022. Ces nombres font de KM3Net le plus grand détecteur au monde, à égalité avec son cousin IceCube en Antarctique.
Que ce soit pour ORCA ou ARCA, le principe de fonctionnement est le même. La détection des neutrinos reste indirecte. Lorsqu’un neutrino rencontre un atome de matière, comme un atome de l’air, de l’eau ou, puisqu’ils la traversent allègrement, de la Terre elle-même, il peut y “déposer” son énergie. Instantanément, cette énergie va se transformer en l’une des trois particules liées à la saveur du neutrino : un électron, un muon ou un tau. Cette particule “fille” continue son voyage, sur la même trajectoire que le neutrino initial et à la même vitesse, en émettant de la lumière dans le milieu qu’elle traverse, ou en interagissant elle-aussi avec les atomes du milieu et en se désintégrant en d’autres particules, qui vont également rayonner en une lumière bleue.
« Tout ceci se passant à la vitesse de la lumière, c’est une impulsion lumineuse extrêmement brève de quelques nanosecondes qui va se produire. Si le milieu traversé est transparent – c’est le cas de l’eau méditerranéenne – et que la trajectoire croise le volume occupé par ORCA ou ARCA, les capteurs de lumière vont détecter ce flash très ténu » explique Richard Dallier. Ainsi, avec plusieurs capteurs touchés, on peut reconstituer dans toutes les directions du ciel la trajectoire, l’énergie et la nature du neutrino original. Mais quelle que soit sa source, la probabilité d’interaction du neutrino reste extrêmement faible : avec 1 km3, ARCA ne s’attend à détecter que quelques neutrinos par an en provenance de l’univers.
Les neutrinos, nouveaux messagers de l’univers violent
Considérés comme des messagers cosmiques, ces particules fantômes ouvrent une fenêtre sur l’univers violent. « L’étude des neutrinos permettra, entre autres, de mieux comprendre et connaître les cataclysmes de l’univers » souligne Richard Dallier. Les collisions de trous noirs et d’étoiles à neutrons, les supernovæ, ou encore les effondrements d’astres massifs provoquent en effet des bouffées de neutrinos qui nous bombardent sans que ceux-ci ne soient absorbés ou déviés durant leur trajet. La lumière n’est donc plus le seul messager des objets de l’univers.
Les neutrinos viennent donc renforcer l’arsenal de l’astronomie dite « multimessager » où coopèrent un maximum d’observatoires et d’instruments à travers le monde. Chaque longueur d’onde et chaque particule permettent d’étudier des processus différents ou des aspects complémentaires d’objets et phénomènes astrophysiques. « Plus il y a d’observateurs et d’objets observés, plus il y a des chances de trouver quelque chose » résume Richard Dallier. Et, à travers ces particules extraterrestres, la possibilité de retracer, de plus en plus finement, nos origines.
[1] Subatech est une unité mixte de recherche IMT Atlantique/CNRS/Université de Nantes.
Article rédigé pour I’MTech par Anne-Sophie Boutaud
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