Cette tribune est rédigée par Flavien Bazenet, Institut Mines-Télécom Business School ; Marc Revol, École polytechnique; Thomas Houy, Télécom ParisTech, et Valérie Fernandez, Télécom ParisTech.
Les start-ups et les grands groupes entretiennent des relations protéiformes. Au-delà de la relation commerciale BtoB au sein de laquelle les start-ups sont souvent amenées à vendre leurs produits ou leurs services à des grands comptes, elles peuvent aussi établir des partenariats. De nombreuses modalités de rapprochement existent, dont l’objectif affiché est souvent de collaborer dans une perspective d’innovation. Or, on constate parfois que les relations mises en place se détournent de cet objectif et conduisent à l’échec partiel ou total du projet commun. Ces détournements peuvent intervenir à cinq niveaux : initiatives d’idéation, investissements et incubateurs corporate, open innovation et enfin au moment du rachat.Le détournement des initiatives d’idéation
De prime abord, nous pourrions penser que cette externalisation du processus d’idéation (pour faire émerger de nouvelles idées), via des challenges d’innovation par exemple, a pour but de nourrir la réflexion sur les nouvelles solutions à développer. Lorsque des start-ups (existantes ou en formation) sont présentes, la promesse peut également être perçue comme un moyen de créer un premier contact avec de jeunes entreprises innovantes pour collaborer à l’avenir.
Mais ces initiatives peuvent être détournées de cet objectif. Elles peuvent être analysées d’un point de vue RH comme une manière efficace de recruter les prochains talents de l’entreprise alors que le recrutement d’employés compétents sur le digital reste un exercice délicat. Travailler sur une courte période, autour d’idées nouvelles et en rupture devient alors un moyen de se forger un avis plus informé sur le potentiel des candidats à recruter.
D’une perspective a priori business, ces concours peuvent donc être dévoyés et détournés de leur objectif initial pour contribuer à la construction d’une stratégie RH plus efficace ou encore d’une stratégie de communication pour donner une image plus innovante.
Le détournement d’investissements corporate
La plupart des entreprises de grande taille s’autorisent à investir dans des start-ups en mobilisant leur structure d’investissement interne (corporate venture). La motivation évidente d’un tel rapprochement semble être un retour financier à court ou moyen terme.
Pourtant, il est des cas où les grands groupes investissent dans des start-ups à des fins d’apprentissage. L’entreprise investit pour améliorer ses connaissances de certaines technologies ou de certains usages en construction (blockchain, intelligence artificielle, réalité virtuelle, etc.). Le pari change alors de nature. Il n’est plus question de miser sur une start-up pour son potentiel de croissance mais plutôt de s’en saisir pour développer son niveau de compréhension des ruptures technologiques à venir.
Ce détournement peut inverser la relation habituellement attendue entre le grand groupe et la start-up. Indépendamment des sommes investies, le grand groupe n’exerce plus son rôle de facilitateur ou d’accélérateur pour les affaires de la start-up. Cette dernière se voit plutôt attribuer, formellement ou de manière tacite, une responsabilité pour développer le niveau de connaissance du grand groupe, tâche chronophage, encombrante et qui peut détourner la start-up de ses préoccupations de croissance.
Le détournement des incubateurs corporate
Au cours de la dernière décennie, beaucoup de grands groupes se sont dotés d’incubateurs sur fonds propres dont les modalités et les conditions d’accueil varient sensiblement selon les entreprises.
Les start-ups sélectionnées par ces incubateurs pensent souvent y trouver un moyen de se rapprocher de leurs futurs clients ou de leurs potentiels investisseurs. Pourtant, elles remplissent quelques fois un rôle dont elles n’ont pas conscience. Elles peuvent devenir les poissons-pilotes d’une organisation qui n’arrive plus à explorer par elle-même de nouveaux terrains d’affaires sur son secteur d’activité.
Steeve Blank est une figure emblématique de l’entrepreneuriat aux États-Unis. Il a proposé une définition claire sur les start-ups (Blank, 2013) qui sont pour lui des « organisations temporaires conçues pour chercher un modèle d’affaires extensible et reproductible ». Cette définition souligne que le rôle des start-ups consiste à explorer pendant que celui des grands groupes est sans doute d’exploiter les modèles d’affaires après qu’ils aient été découverts.
Certaines entreprises, de manière parfaitement rationnelle, peuvent alors se résigner à laisser la fonction d’exploration aux start-ups, en attendant de les racheter lorsqu’elles auront fait la preuve d’un modèle économique viable.
L’équilibre initialement attendu dans la relation entre les start-ups incubées et le grand groupe peut néanmoins être questionné car ce dernier tire un bénéfice de cette collaboration dans tous les cas. La start-up prend en effet l’entièreté du risque de l’exploration. Pour les start-ups qui auront exploré sans succès des chemins d’innovation sans issue, le bénéfice de l’incubation reviendra au grand groupe. Grâce à l’échec de la start-up, le grand groupe aura validé l’impossibilité de certains chemins d’innovation. Et pour les start-ups à succès, elles auront en revanche permis au grand groupe de tester à bas coût de nouveaux chemins d’innovation.
Le détournement des initiatives d’open innovation
La transformation numérique des entreprises oblige les grands groupes à conduire de nombreux changements au sein de leurs organisations. Opérer ces transformations de manière isolée et autonome peut s’avérer être un exercice délicat.
Travailler à la co-construction d’une nouvelle proposition de valeur avec une start-up présente un intérêt immédiat, en lien direct avec l’objectif premier de la collaboration : trouver une solution innovante. Pour autant, il convient de ne pas négliger les externalités positives de ces alliances ouvertes. Pour les grands groupes, l’open innovation permet d’exposer leurs employés à de nouvelles méthodes, portées par une entité extérieure qui fait alors office de benchmark et expose les collaborateurs de l’entreprise à un nouvel environnement.
Ces bénéfices indirects induits par les initiatives d’open innovation peuvent s’avérer tellement importants pour le grand groupe qu’ils peuvent parfois dépasser l’intention initiale du partenariat. Les initiatives d’open innovation perdent alors leur fonction primaire fondée sur le développement d’une innovation mais servent à la conduite du changement des chantiers opérés en interne par les grands groupes.
Ce détournement peut être pénalisant pour les start-ups car leur participation est instrumentalisée pour atteindre des objectifs propres aux grands groupes, bien loin des promesses initialement affichées pour les convaincre de collaborer au départ du projet.
Le détournement de certains rachats de start-ups
Certaines industries se sont ouvertes à des grands fonds de pension étrangers, dont l’une des caractéristiques est d’être entrés massivement au capital de certaines PME françaises. Par construction, ces fonds de pension n’ont pas vocation à rester éternellement dans ces PME. Pour rendre leurs investissements liquides, ces opérateurs financiers doivent faire grandir rapidement la valeur financière de la société dans laquelle ils ont investi de manière à s’en séparer au meilleur prix au terme de leur investissement.
Or, le rachat d’une start-up numérique peut être une manière de faire progresser rapidement les actifs numériques d’une PME, ce qui a pour effet immédiat de faire croître significativement la valorisation de cette même PME. Cette mécanique financière crée des situations où certaines entreprises peuvent avoir intérêt à racheter des start-ups dans le but d’augmenter leur valeur financière à très court terme et ainsi remplir les objectifs de revente des fonds de pension entrés à leur capital.
Ce détournement est gênant en ce qu’il n’aligne pas les intérêts de la start-up et de la PME. Son rachat remplit ici une fonction court-termiste, fondée sur une logique financière alors même que le développement d’une start-up doit s’envisager à plus long terme, avec des perspectives de croissance de sa base utilisateurs sans considération excessive pour la valorisation financière de ses actions.
Aux start-ups d’être vigilantes
Finalement, cette liste de détournements de la relation entre start-ups et grands groupes n’est pas complète. D’autres exemples existent comme les investissements de grands groupes dans des start-ups dans le but de renforcer leur ancrage local sur des zones géographiques données, ou la prise de parts dans une start-up pour empêcher ou freiner une concurrence à venir…
Il faut donc éviter d’avoir une lecture au premier degré du rapprochement des start-ups et des grands groupes en étant conscient de certains détournements, parfois avoués et affichés comme tels, parfois cachés et subtiles. Aux start-ups aussi d’être vigilantes pour ne pas considérer un rapprochement avec un grand groupe comme un signe de réussite ou la garantie d’un intérêt réel pour leurs produits ou leurs services.
Il n’est cependant pas certain que les détournements soient systématiquement intentionnels ou anticipés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il nous est difficile de porter un jugement de valeur dessus. S’ils ne sont pas intentionnels, aux parties prenantes de mettre en place des solutions pour les anticiper ou les prévenir. Si ces détournements participent d’une stratégie volontaire de l’une ou l’autre partie, alors ils peuvent être perçus comme des risques inévitables faisant partie des règles du jeu dans une collaboration en environnement incertain.
Par Flavien Bazenet, Enseignant-Chercheur en entrepreneuriat numérique, titulaire de la Chaire « Inventivités digitales », Institut Mines-Télécom Business School ; Marc Revol, Etudiant en thèse sur les relations startups / grands groupes, École polytechnique; Thomas Houy, Enseignant-chercheur en sciences de gestion et innovation, Télécom ParisTech – Institut Mines-Télécom, Université Paris-Saclay et Valérie Fernandez, Professeur – Chef du département Economics, Management and Social Sciences , Télécom ParisTech – Institut Mines-Télécom, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.