Toute technologie est le produit d’une vision, un outil créé pour servir un objectif projeté par la société. Sa trajectoire de développement se trouve à l’intersection de ce que l’humain projette en elle et de la dynamique propre des transformations qu’elle enclenche. Il faut donc prendre le temps de s’interroger sur ce que nous voulions et allons faire des technologies numériques, analyser les transformations qu’elles ont déjà lancées dans la dynamique de transition numérique, et créer le monde qui va se construire. Dans l’ouvrage de Carine Dartiguepeyrou et de Gilles Berhault intitulé Un autre monde est possible, Francis Jutand — directeur général adjoint de l’IMT — apporte une contribution pour interroger la place de l’imaginaire dans la transition numérique que nous vivons. Il décrit son importance pour définir le futur vers lequel nous nous dirigeons. À l’occasion de la sortie de ce livre, I’MTech l’a interrogé pour approfondir ce sujet.
Comment étudier une transformation aussi profonde que celle provoquée par le numérique ?
Francis Jutand : Nous parlons là d’une véritable métamorphose, la 4e dans l’histoire de l’humanité. Une métamorphose se caractérise par une première période de transformation extrêmement rapide et forte, appelons-la une période de transition. Il est rare que nous ayons l’occasion d’étudier les conditions d’une métamorphose en amont de la transition, à l’exception d’artistes ou créateurs qui la pressentent ou de prospectivistes qui la devinent. C’est dans la période de transition, ou au mieux dans la période « prénatale » que le travail du prospectiviste se place. Il a pour objectif d’analyser, de comprendre et de partager pour influencer la trajectoire d’évolution, et surtout proposer d’agir sur l’élaboration du monde d’après. Toute métamorphose a des causes, ce qui veut dire qu’il y a des signes précurseurs de sa gestation et de la mise en place des structures qui vont la rendre possible. L’imprimerie, l’encyclopédie et le développement scientifique aux XVIIe et XVIIIe siècles ont préparé la métamorphose industrielle. L’électronique, les télécoms, l’informatique et les médias ont préparé la métamorphose numérique qui s’est opérée à leur convergence aux alentours de l’an 2000.
Pourquoi faire appel à la notion d’imaginaire pour étudier la transition numérique ?
FJ : Il est impossible de maîtriser la dynamique de la transformation en cours : nous n’avons pas le temps de voir ce qu’une innovation peut donner, que déjà d’autres s’enclenchent, c’est un phénomène de bifurcation et un basculement par nature non Darwinien, mais plutôt Lamarckien. Nous savons simplement que toutes les activités et toutes les personnes vont être atteintes et transformées. Nous sommes acteurs et en même temps nous subissons pour l’essentiel les forces à l’œuvre durant ce changement. La question qui se pose est celle de comment concevoir et influer sur le monde d’après qui va émerger en anticipant et agissant maintenant. Ce monde d’après, il se façonne en fonction des idées qui ont été à la source de la transformation et de celles qui émergent dans le mouvement. C’est dans cette rencontre que se constitue le nouvel imaginaire qui va agir comme architecte constructeur de ce nouveau monde. La dernière métamorphose était industrielle, et des chercheurs, dont Pierre Musso à Télécom ParisTech, l’ont particulièrement bien analysée, dans son rôle de structuration de la société industrielle, mais aussi dans sa génération des infrastructures de réseaux de communication, de service et de contenus sur lesquels la métamorphose s’est construite. Quand on entre dans une métamorphose, l’imaginaire va muter. L’imaginaire numérique ne peut être considéré comme un simple prolongement de l’imaginaire industriel.
Pourquoi l’imaginaire industriel ne peut-il pas expliquer la métamorphose numérique à l’œuvre aujourd’hui ?
FJ : L’imaginaire industriel, c’est avant tout celui des processus et de la rationalité modélisatrice. C’est celui qui, devant un problème complexe, le découpe en plus petits morceaux, segmente les étapes à mettre en place pour les résoudre et crée une architecture d’assemblage pour faire fonctionner le tout. Le tout reposant sur des méthodes de conception, de description, de parcellisation et automatisation des tâches, de déploiement et de suivi, structurées avec des phases successives : analyse, modélisation, simulation, décision, mise en place, feed back et adaptation. C’est extrêmement efficace, mais cet imaginaire et ces méthodes trouvent aujourd’hui leurs limites, voire s’épuisent face à la complexité nouvelle apportée par le numérique. D’abord parce qu’il est lent : pour faire aboutir un gros projet, concevoir des infrastructures et des grands systèmes d’information, il faut des années. L’imaginaire industriel a produit des succès pour les grands systèmes : énergie nucléaire, aéronautique, spatial, systèmes de transport et réseaux de toute nature… mais il ne résiste pas à la complexification et à l’accélération du monde numérique. Ensuite, c’est un imaginaire de rationalisation et d’efficience qui essaie de faire l’économie de l’humain vu comme un facteur de coût, et qui valorise donc les automatismes pour la performance, mais au détriment de l’évolution. C’est une approche, une posture qui trouvent aujourd’hui leurs limites face aux nouveaux enjeux sociaux et environnementaux notamment, mais aussi face aux attentes des générations nouvelles qui développent leur individualité et veulent agir plutôt que de s’insérer. Notre société a besoin de se hisser dans une nouvelle projection pour résoudre de nouveaux problèmes, et elle le fait déjà et va le faire en mobilisant un nouvel imaginaire.
Quelles sont les caractéristiques de ce nouvel imaginaire numérique ?
FJ : Il faut comprendre que son terreau c’est le développement de la science et des technologies numériques d’une part et l’évolution de la société de consommation d’autre part qui a développé ce phénomène d’individuation au travers de la valorisation de la personnalité et des désirs à exprimer et satisfaire. Ces changements ont nourri un phénomène d’individuation, accéléré par la société de consommation, mûri par le développement des réseaux. L’individu prend une dimension de plus en plus importante. Il ne se vit plus seulement comme partie prenante d’une communauté ou d’une classe, mais comme une entité autonome capable d’intervenir dans une activité de manière personnelle, et de définir et assumer ses propres positions. C’est un point commun au mouvement des hippies puis des hackers — au sens de la philosophie des hackers que l’on réduit trop souvent aux pirates informatiques. Ces deux groupes ont revendiqué, à des moments différents du développement de l’imaginaire numérique, une considération de l’individu qui ne se construit par comme appartenant à une classe de consommateur mais à des individualités qui peuvent agir seules et en coopération. Tout cela a permis la naissance d’un imaginaire de la mise en commun, de la communication instantanée et mondiale, en fait : de la mise en réseaux coopératifs des individus.
L’imaginaire numérique, c’est aujourd’hui une vision du monde ou l’individu peut agir, expérimenter, partager, coopérer et peut ainsi explorer de multiples réponses pour apporter des solutions aux problèmes. C’est l’esprit de l’open source et des start-up, s’appuyant sur une synchronisation collective autour d’objectifs et de valeurs. C’est une forme d’inversion des architectures, des organisations et des modes de décision. C’est aussi passer d’une économie de l’automatisation et de l’efficience en limitant le facteur humain, à une culture de l’efficacité ou de la performativité par exploration parallèle, coopérative, associative. C’est une vision du progrès par l’expérience personnelle et collective. C’est enfin la puissance de la multitude dans la recherche de solutions, et dans les processus de discussion et de décision.
Cet imaginaire remplace-t-il complètement l’imaginaire industriel qui le précède ?
FJ : Un imaginaire ne chasse pas le précédent, il le modifie, l’enrichit et ajoute des dimensions nouvelles. L’imaginaire numérique régit de nouveaux espaces qui relativisent l’imaginaire industriel, au même titre que l’imaginaire industriel a transformé celui de l’agriculture et de l’artisanat et relativisé leur place, mais sans les effacer. Pour autant, il est évident qu’il faut s’attendre à ce que les espaces de développement humain qui se mettent en place dans le cadre de l’imaginaire numérique prennent une place croissante. Cet imaginaire peut aller très loin, car il touche par exemple aux fonctions cognitives et imprègne les récits collectifs. Comme activité à la fois artistique et projective, la science-fiction contribue à l’éclosion de l’imaginaire numérique et joue un rôle prépondérant pour explorer l’ampleur des possibles utopiques et dystopiques que le numérique peut apporter.
Beaucoup d’œuvres de science-fiction sont dystopiques. Comment expliquer la présence d’une forme de pessimisme dans l’imaginaire numérique ?
FJ : Les mécanismes de la société se sont toujours traduits autour, d’une part, des problèmes de pouvoir, de domination, d’argent, et d’autre part, d’une dimension spirituelle. La forme d’hubris, de démesure, qui résulte de la première part n’est pas spécifique à la métamorphose numérique. Il est clair cependant qu’elle peut amener des formes d’orgueil voire de perversité aux développements du numérique. On observe ainsi des postures de domination par les outils numériques — confiscation de la démocratie, de la vie privée — ou la réémergence avec le transhumanisme d’hubris messianiques comme l’immortalité. C’est aussi sous une forme moins ostentatoire, mais réelle de nouvelles sources de creusement progressif des inégalités, ou de délaissement de la ruralité en centrant la technologie sur les problématiques urbaines ou même de déterritorialisation. Ce genre d’évolution peut amener à perdre tout recul, à quitter le navire de l’intérêt collectif et du projet humain. Aujourd’hui, une des façons de maîtriser cette hubris consiste par exemple à mettre en avant les contraintes écologiques planétaires ou à remettre au centre la justice sociale.
Si l’imaginaire numérique ne suffit pas à répondre aux enjeux de notre société, il faudra donc s’attendre à un nouvel imaginaire ?
FJ : À mon sens la transition numérique va produire dans le cadre de la société numérique le socle d’une nouvelle métamorphose : celle de la cognition, qui se bâtira en partie sur l’intelligence artificielle forte lorsque celle-ci verra le jour. C’est une forme de co-évolution, une symbiose entre l’humain et la machine et les capacités d’individuation collective intermédiées. Mais quelles seront les technologies qui permettront d’instrumentaliser tout ceci ? Nous ne le savons pas encore. Et d’ailleurs, cette métamorphose à venir ne sera peut-être pas que physique. Les transitions changent aussi les croyances, les approches de la spiritualité, les structures sociales, la nature des richesses… Pour l’instant, nous ne pouvons que constater qu’un imaginaire de la cognition est en gestation. Reste à savoir si c’est un imaginaire à part entière, ou un prolongement de l’imaginaire numérique que nous bâtissons depuis quelques décennies à présent.