Depuis le début de la crise migratoire en 2015, de nombreuses applications pour les réfugiés ont vu le jour. Mais très peu sont réellement utilisées — car beaucoup relèvent d’une forme de solutionnisme ou d’idées erronées sur les besoins des migrants. C’est ce qu’explique la sociologue Dana Diminescu, enseignante-chercheuse à Télécom Paris-Tech, qui étudie depuis longtemps les usages des TIC chez les migrants.
La version originale de cet article a été publiée sur le site Digital Society Forum d’Orange
Pour décrire la relation des migrants avec la technologie, vous avez créé le concept de « migrant connecté ». De quoi s’agit-il ?
Cette réalité ne date pas d’hier mais elle a attiré l’attention des médias à partir de la crise migratoire de 2015. On s’est alors beaucoup intéressé à l’usage que faisaient les migrants des smartphones, de Facebook, WhatsApp, de Google Maps. Mais en réalité, le tournant s’est produit à la fin des années 1990, avec la généralisation du mobile. Celle-ci a instauré un mode d’existence différent, fondé sur la joignabilité permanente. Les nouvelles technologies ont apporté des réponses immédiates à certains besoins des migrants : rester proche de la famille, rendre la migration supportable. À mesure que ces technologies se sont développées, elles ont envahi tous les aspects de la vie des migrants. Elles ont aussi amené de nouvelles contraintes : les smart borders , le tracking, la question de la privacy, ainsi que des contraintes sociales nouvelles comme l’obligation d’être présent même à distance, d’envoyer de l’argent…
Comment l’idée de créer des applications pour aider les migrants est-elle devenue si répandue ?
Dès 2006 sont organisés des barcamps pour venir en aide aux migrants. Dans ces années-là se développe aussi l’idée de « tech for good », d’utiliser la technologie dans un cadre d’économie sociale et solidaire. Tout s’accélère en 2015, quand les médias mettent en lumière le migrant connecté. De tous côtés, activistes et hackers se mettent à créer des applications pour les réfugiés. Il y a une vague d’idées, une sorte de « technophorie ». Avec une expertise technique sur le sujet, beaucoup d’élan et d’initiative, mais sans vraiment avoir étudié la chose avant, sans avoir réellement regardé les usages.
Toutes les associations doivent soudain s’y mettre, le Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU se lance aussi là-dedans, Techfugees naît et la presse encourage beaucoup ces initiatives. Il y a de l’argent, public et privé, pour développer des prototypes, mais pas assez pour accompagner ces applications vers leur maturation, les phases de testing, le développement d’un business model. Aujourd’hui, je crois qu’il y a un excès d’applications et une forme d’endiguement de la pensée de la solidarité vers le numérique. C’est ce qu’Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme » : l’idée que tout problème social peut trouver une solution technologique.
Vous avez mené une enquête sur l’usage qui est réellement fait de ces applications. Que montre-t-elle ?
Avec mes collègues Léa Macias et Samuel Huron, nous avons inventorié une centaine d’applications et de plateformes construites ces 8 dernières années. Celles-ci proposent des services très variés : information-service, mise en relation, recherche d’emploi, hébergement, traduction, apprentissage des langues, éducation et formation, identité, santé… Nous avons constaté que ces applications ont une vie de comète : ainsi en juin 2018, 27 % des applications recensées précédemment avaient disparu (13 sur les 48 recensées). En septembre 2018, 29 % avaient disparu (soit 10 sur les 35 recensées).
« Ces applications ont une vie de comète. Les réfugiés utilisent Facebook, WhatsApp, Google, comme tout le monde. »
Nous avons aussi testé ces applications avec des réfugiés inscrits à l’école Simplon, dans le programme Refugeek qui les forme à être programmeurs en France. Ce sont des gens habitués au code, aux applications. Dans leur téléphone, nous n’avons trouvé aucune application destinée aux réfugiés. Ils utilisent Facebook, WhatsApp, Google, comme tout le monde.
Comment expliquez-vous que ces applications manquent à ce point le public qu’elles visent ?
Tout d’abord, construire une application avec des réfugiés, à partir de ce qu’ils disent, ne suffit pas. Il faut observer les usages réels, étudier ce qui se passe réellement quand les migrants utilisent des nouvelles technologies : comment ils se connectent, comment il les utilisent en mobilité, quel est leur accès à la consommation de données, comment ils naviguent… Nous avons aussi constaté que toutes les applications, même les plus simples, demandaient des informations personnelles. Toutes ont l’idée de faire reposer leur modèle économique sur les data. C’est classique dans le champ des applications. Mais quand on travaille avec des réfugiés, c’est délicat. Car ces personnes ne sont pas réfugiées par hasard : elles fuient des dangers et il faut faire très attention avec ces données.
Un article du Haut Commissariat aux Réfugiés datant de 2016 soulève les mêmes problèmes : en disant que beaucoup d’applications sont développées sans être en lien avec les associations, les institutions ayant de l’expertise…
Je confirme. Il y a peu de liens avec le monde des chercheurs également. Or, les méthodes des hackathons ne sont efficaces que jusqu’à un certain point. Les applications qui marchent, comme CALM (Comme à la Maison, application qui met en lien des réfugiés avec des particuliers qui peuvent les héberger pour des durées variables, ndlr), c’est parce qu’elles mettent en pratique une idée longuement mûrie, dans le cas de CALM celle de favoriser l’intégration par l’immersion.
Le HCR souligne aussi que lorsqu’il s’agit d’avoir accès aux informations, un service qu’offrent de nombreuses applications, les personnes concernées préfèrent aussi venir dans des bureaux et parler à des personnes…
Oui, absolument. Dans toutes les plateformes proposées qui fonctionnent un peu, c’est l’humain qui a assuré le travail auprès des réfugiés. La plateforme citoyenne en est un excellent exemple. Dans le cas de CALM aussi, qui a permis que plus de 500 personnes soient accueillies chez des volontaires, le matching a été énormément fait, non par la technique, mais par des bénévoles. Nous avons vu que l’hospitalité ne pouvait pas être déléguée à des techniques de matching. L’hospitalité, ce n’est pas Tinder.
« Dans toutes les plateformes proposées qui fonctionnent un peu, c’est l’humain qui a assuré le travail auprès des réfugiés. L’hospitalité, ce n’est pas Tinder. »
Vous avez étudié les données recueillies par CALM. Qu’avez-vous constaté ?
Plus de 12 000 personnes se sont inscrites sur la plateforme pour accueillir des personnes réfugiées. C’est un nombre impressionnant. Pour s’inscrire, ces personnes devaient répondre à deux champs : dites-nous pourquoi vous voulez recevoir quelqu’un chez vous, et dites-nous quelque chose sur vous. La plateforme a ainsi recueilli des témoignages essentiels sur ce qui motivait ces personnes à offrir l’hospitalité. Ces 12 000 témoignages de Justes sont, pour moi, un patrimoine de l’humanité. CALM reste une plateforme importante. Elle a été beaucoup médiatisée et a permis d’ouvrir les esprits, de faire parler de l’hébergement chez soi. Je pense qu’elle n’est pas étrangère à l’amendement adopté en octobre 2018 par l’Assemblée Nationale, instaurant un crédit d’impôt pour les personnes hébergeant des réfugiés chez elles.
Au vu de vos résultats, est-ce qu’il n’y pas a une bulle spéculative des applications pour réfugiés ?
Développer des applications est un travail chronophage et la plupart de ces applications ont été faites par des bénévoles. Il ne faut pas mépriser ces actes de solidarité. Mais il y a une certaine naïveté et une méconnaissance de la façon dont ces applications arrivent à se diffuser. Et je dis ça en construisant moi-même une application (Jokajobs) et en constatant également quotidiennement à quel point il est difficile de faire une application utile et qui marche !
À lire également sur I’MTech :
One comment
Pingback: Dana Diminescu - I'MTech