Les recherches de Pierre Comon portent sur un sujet aussi banal que complexe : comment déterminer une solution unique à un problème ? De l’environnement à la santé, en passant par les télécommunications, ce chercheur en sciences de l’information au GIPSA-Lab s’attaque à de nombreuses problématiques. Lauréat du Grand Prix IMT-Académie des sciences 2018, il jongle entre abstraction mathématique et réalité concrète du terrain scientifique.
Lorsque l’on demande à Pierre Comon d’expliquer ce qu’est un tenseur, il a deux réponses. La première, académique, factuelle, peu amène malgré une once de vulgarisation perceptible : « C’est un objet mathématique équivalent à un polynôme à plusieurs variables. » La seconde témoigne d’un chercheur conscient du caractère abstrait de ses travaux, passionné par leur explication et rompu à l’exercice. « Si je veux connaître la concentration d’une molécule dans un échantillon, ou la position exacte d’un satellite dans l’espace, il me faut une seule solution à mon problème mathématique. Je ne veux pas plusieurs positions possibles de mon satellite ou plusieurs valeurs de concentration, je n’en veux qu’une à chaque fois. Les tenseurs me permettent d’y parvenir. »
Les tenseurs sont particulièrement puissants dans des conditions où le nombre de paramètres n’est pas trop élevé. Ils ne permettent pas, par exemple, de trouver la position inconnue de 100 satellites avec seulement 2 antennes. En revanche, dès lors que les proportions entre les paramètres à trouver et les échantillons de données sont équilibrées, ils deviennent un outil de choix. Des télécommunications à l’environnement, en passant par la santé, les applications des tenseurs sont nombreuses.
Au sein du GIPSA-Lab* de Grenoble, Pierre Comon a travaillé récemment sur des méthodes tensorielles utilisées en imagerie médicale. Pour les patients atteints de crises d’épilepsie, l’une des grandes problématiques est de déterminer la source des crises dans le cerveau. Ceci permet non seulement de mieux comprendre et soigner la pathologie, mais également de préparer une éventuelle intervention chirurgicale. « Lorsque les patients ont une maladie trop résistante, il faut parfois procéder à une ablation » constate le chercheur.
Aujourd’hui, cette localisation se fait par des méthodes invasives : des sondes sont introduites dans le crâne du patient pour enregistrer les ondes émises par le cerveau. Pour le patient, cette étape est particulièrement lourde. L’objectif est donc de parvenir à déterminer les mêmes paramètres avec des techniques non-invasives, comme l’électroencéphalographie ou la magnétoencéphalographie. Des outils tensoriels sont ainsi intégrés aux algorithmes de traitement des signaux cérébraux récoltés par ces méthodes. « Nous avons des résultats prometteurs » assure Pierre Comon, reconnaissant que les méthodes invasives restent plus performantes pour l’instant, mais rappelant qu’elles sont également plus anciennes. Les recherches sur ce sujet sont encore jeunes mais laissent déjà espérer un traitement de certaines maladies cérébrales plus léger pour les patients.
Tout un monde dans un pixel
Sur les applications environnementales en revanche, les résultats sont bien moins prospectifs. Durant la dernière décennie, Pierre Comon a montré la pertinence des tenseurs pour l’imagerie planétaire. En télédétection satellite, chaque pixel peut recouvrir de quelques mètres carrés à plusieurs kilomètres carrés. Les éléments présents dans chaque pixel sont donc très divers : forêt, glace, plan d’eau, formation calcaire ou granitique, route, champ agricole… Selon la résolution, la distinction de ces différents éléments peut être délicate. Or l’enjeu est évident de pouvoir déterminer de manière automatique le nombre d’éléments différents au sein d’un pixel. S’agit-il simplement d’une forêt ? Y a-t-il un lac ou une route qui passe dans cette forêt ? Quel est le type de roche ?
L’approche tensorielle répond à ces questions. Elle permet de décomposer un pixel en indiquant le nombre d’éléments différents qui le composent. Mieux encore, elle peut le faire « sans avoir recours à un dictionnaire, c’est-à-dire sans savoir à l’avance les éléments qui peuvent être dans le pixel » souligne le chercheur. Une possibilité due à une propriété intrinsèque des tenseurs mise en évidence par Pierre Comon : sous certaines conditions mathématiques, ils ne peuvent être décomposés que d’une unique manière. En pratique, les conditions requises se traduisent pour l’imagerie satellite par un nombre minimum de variables nécessaire : il faut connaître l’intensité reçue pour chaque pixel, chaque longueur d’onde, et chaque angle d’incidence. Dès lors, l’unicité de la décomposition des tenseurs permet de remonter exactement à la proportion d’éléments différents dans chaque pixel de l’image.
Pour la Terre, cette approche a un intérêt limité dans la mesure où les éléments différents sont déjà particulièrement bien connus. Elle pourrait toutefois être utile pour surveiller l’évolution des forêts ou des réserves en eau. Pour les autres planètes du système solaire en revanche, l’approche tensorielle est particulièrement utile. « Nous avons testé nos algorithmes sur des images de Mars » illustre Pierre Comon. « Ils ont permis de détecter différents types de glace. » Pour des planètes encore plus lointaines et moins connues, la force de cette approche « sans dictionnaire » est d’aider à mettre en évidence des caractéristiques géologiques inconnues. Là où l’esprit humain aura tendance à rapprocher ce qu’il voit de quelque chose qu’il connaît déjà, l’approche tensorielle donne une description sans a priori, et peut aider à révéler des structures aux propriétés géochimiques inconnues.
Un fil rouge : la solution unique
Tout au long de sa carrière, Pierre Comon a eu à cœur de comprendre comment déterminer une solution unique aux problèmes mathématiques. Ses premières recherches d’ampleur sur le sujet, débutées en 1989, s’intéressaient à la séparation aveugle de sources en télécommunications. Comment séparer les signaux mélangés de deux antennes émettrices sans savoir où celles-ci se trouvent ? « Déjà à ce moment, c’était un problème d’unicité » se souvient le chercheur. Ces travaux l’ont amené à développer des techniques d’analyse des signaux et de décomposition en parties indépendantes pour démêler ce qui provient de chaque source.
Les résultats qu’il a proposés dans ce cadre au cours des années 1990 ont connu une résonance colossale, à la fois dans le monde académique et industriel. En 1988, il a ainsi rejoint Thalès et mis au point plusieurs brevets utilisés pour l’analyse des signaux satellites. Son article pionnier sur l’analyse en composantes indépendantes a été cité par ses confrères chercheurs plusieurs milliers de fois, et continue encore d’être utilisé par les scientifiques. Pour Pierre Comon, ces travaux ont été les bases de son sujet de recherche. « Mes résultats d’alors permettaient de comprendre quelles étaient les conditions d’unicité d’une solution, mais pas de trouver cette solution. Pour cela, il fallait autre chose. » Cet « autre chose » ce seront en partie les tenseurs dont il démontrera la pertinence d’utilisation pour trouver des solutions uniques.
Ses projets se portent maintenant sur la multiplication des applications concrètes de ses recherches. Au-delà de l’environnement, des télécommunications ou de l’imagerie cérébrale, ses travaux se tournent vers la chimie et la santé publique. « L’une des idées auxquelles je tiens particulièrement en ce moment est de mettre au point un appareil abordable pour doser rapidement des molécules toxiques dans les urines » explique-t-il. Un tel dispositif permettrait de mettre en évidence rapidement des contaminations aux hydrocarbures aromatiques polycycliques — une catégorie de composés nocifs retrouvés dans les peintures notamment. Et là encore pour Pierre Comon, une problématique de paramètres à déterminer pour remonter à la concentration des polluants.
*Le GIPSA-Lab est une unité mixte de recherche CNRS, Université Grenoble Alpes, Grenoble INP.
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