Au fil des dernières décennies, les migrants sont devenus de plus en plus connectés, à l’instar des sociétés dans lesquelles ils évoluent. L’utilisation des nouvelles technologies leur permet de garder un ancrage dans le pays d’origine, tout en facilitant leur intégration dans le pays de destination. Elles sont également un outil important dans le processus migratoire lui-même. Sociologue à Télécom ParisTech, Dana Diminescu s’attache à étudier ce lien entre migration et numérique qui remet en question la figure classique du migrant déraciné. Elle détaille les implications des nouveaux usages sur les processus migratoires et la vie des migrants.
Quand le lien entre migration et numérique est-il apparu ?
Dana Diminescu : Le lien s’est vraiment révélé au moment de la crise migratoire de 2015. Les médias ont mis en avant l’utilisation de smartphones par des migrants et le public a découvert le rôle que tient le téléphone dans le processus de migration. Une forme de « technophorie » est apparue à l’égard des réfugiés. Beaucoup de hackathons ont été organisés en suivant, pour fabriquer des applications d’aide aux migrants qui ont eu plus ou moins de succès. En réalité, les migrants étaient connectés bien avant cet emballement médiatique de 2015. En 2003 déjà j’avais écrit un manifeste épistémologique sur la figure du migrant connecté, sur la base d’observations datant de la fin des années 1990.
En 1990, le smartphone n’existant pas encore, comment se traduisait cette connexion des migrants ?
DD : Ma première observation a été celle de l’usage d’un téléphone mobile par un collectif de migrants vivant dans un squat. Le téléphone était pour eux une vraie révolution qui leur apportait une aide précieuse. Ils s’en servaient pour développer un réseau, trouver des contacts. Cela leur a permis de trouver du travail, un logement, bref de mieux s’intégrer. Deux ans après, ceux qui vivaient dans le squat étaient sortis de la rue, et le mobile était en bonne partie responsable de ce succès.
Aujourd’hui, par quoi ce téléphone mobile a-t-il été remplacé ?
DD : Les réseaux sociaux jouent un rôle très fort de support à l’intégration, pour tous les migrants, de toutes origines, et de tout capital culturel. L’une des premières choses qu’ils font en arrivant sur le territoire de destination est d’utiliser Facebook pour trouver des contacts. Whatsapp est aussi très utilisé pour le développement du réseau. Youtube leur facilite l’apprentissage des langues et de la profession.
Les outils numériques sont-ils uniquement un support à l’intégration ?
DD : Pas seulement, ils ont aussi un effet performatif immédiat dans le processus migratoire lui-même. C’est à dire qu’une action d’un individu sur les réseaux sociaux peut induire une action quasiment instantanée sur le flux migratoire. Un message posté par un migrant indiquant qu’il a réussi à passer une frontière à tel endroit sur la route des Balkans crée du mouvement. Les autres migrants vont adapter leur route en fonction dans la journée. Pour cette raison d’ailleurs, nous parlons plutôt aujourd’hui de traçabilité migratoire que de flux migratoire. Chaque migrant utilise et laisse des traces qui témoignent de son parcours. Ce sont ces traces que nous utilisons en sociologie pour comprendre les choix et les actions des migrants.
Cette place occupée par le numérique dans l’action migratoire remet-elle en question la figure classique du migrant ?
DD : Pendant longtemps, la littérature en sciences humaines et sociales a mis en avant une figure du migrant déraciné. Dans cette représentation, le migrant est à la fois absent de son pays d’origine, et absent du lieu de destination car il a du mal à s’y intégrer complètement. Les nouvelles technologies ont une incidence sur cette vision, car elles rendent les formes de présence plus proéminentes. Aujourd’hui, le migrant peut voir sa famille et ses proches à distance en instantané grâce à des outils comme Skype. En entretien, des migrants me disent : « Je n’ai rien à leur raconter quand je rentre les voir parce que je leur ai déjà tout dit par Skype ». Quant à la présence dans le pays de destination, les moyens numériques jouent un rôle grandissant dans notre capital d’accès, que ce soit pour un passeport biométrique ou des cartes d’accès au travail, aux transports… Pour les migrants, l’utilisation de ces divers outils apporte des modes d’existence très différents de ce qu’ils pouvaient vivre il y a quelques années lorsque les accès n’étaient pas numérisés. L’exercice de leurs droits en est facilité.
La notion de frontière en est-elle impactée ?
DD : La frontière géographique n’a plus le même sens qu’elle avait auparavant. Les frontières se sont elles aussi numérisées. Je pense au témoignage d’un migrant qui un jour m’a dit : « Ils m’ont cherché dans l’écran, ils ne m’ont pas trouvé, je suis passé. » La frontière est aujourd’hui portée par nos données personnelles : elle est liée à nos dates de naissance, nos identités numérisées, nos localisations. Ce sont ces frontières que les migrants doivent contourner. C’est pour cela que les migrants se voient confisquer leur téléphone par les passeurs afin de ne pas être tracés, ou qu’ils ne prennent pas de smartphones pour ne pas être forcés à ouvrir une application Facebook par les forces de police aux frontières.
Le numérique a donc aussi une part contraignante pour les migrants ?
DD : En étant connecté, les migrants peuvent bien entendu être tracés. Cette part contraignante du numérique existe aussi dans les usages des nouvelles technologies sur le territoire de destination. Elles ont aussi pour conséquence d’alourdir le contrat informel entre celui qui part et ceux qui restent. Les familles attendent beaucoup de présence de la part des migrants. Elles s’attendent à ce que la personne soit à eux à des moments où elles avaient l’habitude qu’elle leur accorde du temps. Dans les entretiens, les migrants disent que c’est un peu comme un deuxième travail. Ils ne veulent pas montrer qu’ils se sont émancipés, ils doivent donner des nouvelles. Parfois, cela mène à des cas où les migrants mentent en disant avoir perdu leur portable ou ne pas avoir de connexion internet, pour s’affranchir du poids de ce contrat informel. Dans ce cas, le numérique est perçu comme une contrainte, parfois, il peut même être lourdement handicapant sur le plan social.
Dans quelles situations est-ce le cas ?
DD : Dans les camps de réfugiés, nous avons observé des pratiques qui coupent les migrants de liens sociaux. En Jordanie par exemple, il est impossible d’envoyer un enfant chercher la nourriture pour ses parents. Chaque individu s’identifie par un test oculaire biométrique, et n’a accès à son rationnement que de cette façon. S’ils ne peuvent pas envoyer leur enfant, ils ne peuvent pas non plus envoyer leurs amis, ou leurs voisins. Il y a une forme de destruction du tissu social et des réseaux d’entraide. Des relations normales dans une communauté sont rendues impossibles pour ces réfugiés. D’une certaine façon, ce sont des nouvelles formes de discrimination qui sont ainsi apportées par ces technologies.
Est-ce une invitation à la prudence ?
DD : Il faut se méfier du solutionisme numérique. Nous avons mené un projet de recherche avec Simplon sur les sites d’aide aux migrants. Une centaine de sites web a été référencée. Non avons constaté qu’en majorité, les sites sont soit : pas utilisables, pas finalisés, et lorsqu’ils le sont, ils sont rarement utilisés. Les migrants préfèrent utiliser les réseaux sociaux que des outils numériques spécifiques. Par exemple, ils préfèrent encore apprendre une langue sur Google Traduction que d’utiliser une application d’apprentissage de langue. Ils reconnaissent qu’il y a besoin de choses pour faciliter leurs processus d’apprentissage et d’intégration. Simplement, les outils dédiés développés ne sont pas efficaces. Il faut donc en effet être prudent et reconnaître que le numérique a ses limites. Que pouvons-nous déléguer à une machine lorsque nous parlons d’hospitalité ? Combien y a-t-il d’humains derrière une formation et derrière les structures d’accompagnement personnel ?
Petit-déjeuner débat chez NUMA – Mobilités et migrations
Dana Diminescu interviendra le jeudi 27 septembre au NUMA lors du petit-déjeuner « Mobilités et migrations » organisé par la Fondation Mines-Télécom. Cet évènement fait partie du cycle 2018 Mobilités. Il s’intéressera à une forme particulière de mobilité contrainte, celle due aux migrations. Qu’elles soient la conséquence de conflits, de contingences économiques ou des bouleversements climatiques, qu’elles se fassent en grand nombre ou à titre individuel, les migrations amènent des humains à se déplacer sans leurs repères habituels. Volontaires ou forcées, elles continueront à être une part importante des dynamiques de population. Les intervenants s’interrogeront sur la pertinence des technologies à apporter des réponses à ces situations de mobilités particulières, et sur les chemins qu’il reste encore à parcourir.
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