Allier sociologie et philosophie pour mieux comprendre les enjeux de la métamorphose numérique

Vies intellectuelle, professionnelle, politique, personnelle et intime : les développements technologiques nous touchent sur tous les plans et métamorphosent en profondeur notre société. Cette évolution pose des problématiques spécifiques qui nécessitent d’articuler la sociologie, et les approches empiriques qu’elle induit, aux questionnements philosophiques. Pierre-Antoine Chardel, philosophe de formation, chercheur en sciences sociales et spécialiste d’éthique à Institut Mines-Télécom Business School (anciennement Télécom École de Management), répond à nos questions sur la socio-philosophie et les horizons d’analyse que ce courant de recherche ouvre sur la métamorphose numérique.

 

En quoi les enjeux actuels du déploiement des technologies nécessitent-ils un rapprochement entre sciences sociales et philosophie pour être analysés ?

Les grandes questions philosophiques relatives à l’évolution de la société, en particulier dans sa dimension technologique, doivent prendre en compte les contextes sociaux, économiques et culturels dans lesquels les technologies s’inscrivent. Par exemple, les technologies de l’Intelligence Artificielle ne posent pas les mêmes interrogations selon qu’elles sont employées dans les agents conversationnels pour les services à distance (les chatbot) ou dans les robots  d’assistance à la personne, et ne sont pas perçues de la même manière selon les pays et les cultures. La démarche sociologique, par les études de terrain qu’elle implique, nous incite à aller au plus près des contextes qui tendent à sans cesse redéfinir le jeu des interactions homme/machine notamment.

De manière très complémentaire, la sociologie s’enrichit d’une démarche philosophique qui contribue à mettre en question le sens de nos réalités politiques, sociales et industrielles en fonction des possibles modes de vie qu’elles engendrent (cela à moyen et à long terme). Et le déploiement des technologies pose des questions philosophiques de fond : dans quelle mesure accompagne-t-il l’ouverture de nouveaux horizons de sens, quel enrichissement (ou quel appauvrissement) du vivre ensemble induit-il ? Plus globalement, quels sont les avenirs souhaitables pour nos sociétés technologiques ?

Les perspectives socio-philosophiques, que nous ouvrons avec quelques autres chercheurs depuis plusieurs années dans le cadre du LASCO IdeaLab en collaboration avec l’Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain, une unité mixte de recherche CNRS/EHESS, ou au sein de la chaire Valeurs et politiques des informations personnelles de l’IMT, sont une manière d’ancrer ces questions relatives à l’évolution des processus de subjectivation, des sphères publiques et des imaginaires sociaux dans des environnements sociologiques à chaque fois spécifiques. L’idée n’est pas de penser la technologie simplement comme un objet en soi, mais de s’efforcer de la situer dans les environnements sociaux, économiques, politiques et industriels où elle se déploie. Il s’agit par là de se tenir aux aguets dans un monde qui change à grande vitesse et qui n’est pas sans produire d’intenses tensions et contradictions. En même temps, de fortes demandes en termes de réflexivité et de prise de distance se font sentir au niveau de la société.

Quelle forme peut prendre cette demande de sens, et comment peut-on la caractériser d’un point de vue socio-philosophique ?

Cette demande de sens est entre autres perceptible à travers des phénomènes qui laissent transparaître une difficulté à s’orienter dans un monde qui s’organise de plus en plus sous l’effet d’une pression temporelle constante. Le burn-out est à cet égard très révélateur d’un monde qui engendre des logiques de mobilisation permanente. Un tel phénomène s’intensifie avec les médiations numériques lorsque celles-ci ne sont pas appréhendées de manière critique. On assiste ainsi à des situations d’épuisement psychique. Comme les ressources naturelles, les ressources humaines et cognitives ne sont pas inépuisables. Un tel constat coïncide avec une demande de mise à distance qui nous incite à poser les questions suivantes : comment prendre soin de l’humain dans la multitude des interactions qui sont rendues possible dans nos sociétés hypermodernes? Comment pouvons-nous accompagner des pratiques technologiques plus sereines et raisonnées ?

Vous parlez de « métamorphose numérique » quant au déploiement des technologies dans nos sociétés. Que signifie exactement cette idée de métamorphose ?

Nous observons dans nos sociétés actuelles des processus de métamorphose. D’un point de vue philosophique, le terme métamorphose renvoie à l’idée que nous nous construisons individuellement et collectivement en assumant de nous réinventer sans cesse, en engageant ainsi une certaine créativité dans l’élaboration de nos identités. Aujourd’hui, nous élaborons notre subjectivité non plus en fonction de critères stables, mais en fonction de possibilités qui sont accentuées par la numérisation. Celle-ci rend en effet possible une démultiplication de nos manières d’être au monde, nos manières de nous mettre en scène par le biais des réseaux en ligne par exemple. On peut ici songer aux diverses identités que l’on est susceptible d’avoir sur les réseaux sociaux et aux processus de subjectivation que ces pratiques engendrent. D’un autre côté, l’hyper-mémoire que rend possible le numérique tend à figer la représentation que nous pouvons avoir d’une personne. Pour autant, une personne peut-elle être réductible aux données qu’elle produit ? Sommes-nous réductibles à nos traces digitales? Que disent-elles réellement de nous ?

Quels autres phénomènes marquants accompagnent cette métamorphose numérique ?

Un autre phénomène produit par la métamorphose numérique est le phénomène de la transparence. Comme le disait Michel Foucault, l’homme moderne est devenu une « bête d’aveux ». Nous pouvons aisément reprendre à nouveau frais cette réflexion en considérant que nous vivons désormais dans des sociétés où toutes nos activités sont susceptibles d’être suivies à la trace. Cette transparence de tous les instants nous pose des questions très vives d’un point de vue socio-philosophique et éthique, relatives entre autres au droit à l’oubli et au besoin d’opacité.

Mais l’opacité veut-elle encore dire encore quelque chose aujourd’hui ? On se rend compte ici que certaines catégories de pensée doivent être questionnées, en contribuant ainsi à faire bouger les coordonnées conceptuelles : que signifie en effet le droit à la vie privée, le droit au secret, alors même que toutes nos technologies rendent transparentes la plupart de nos activités et que nous y souscrivons volontairement ? Tout un ensemble de questions socio-philosophiques se situe à ce niveau là. Un autre enjeu important consiste à souligner que nous sommes encore très ethno-centrés dans notre compréhension de nos environnements technologiques. Un défi consiste donc à se tenir au plus près de contextes culturels variés afin d’ouvrir les angles d’interprétation. Cela afin de décentrer autant que possible notre perception des problèmes.

En quoi des points de vue culturels différents peuvent-ils enrichir notre regard sur la « métamorphose numérique » ?

Les contextes d’appropriation des technologies sont très différents en fonction de l’histoire des pays. Par exemple, en ex-Allemagne de l’Est, les questions relatives à la vie privée se posent très différemment de l’Amérique du Nord qui n’a pas subi les régimes totalitaires. Sur un tout autre plan, la perception que nous pouvons avoir en tant qu’Occidentaux de la robotique est très différente de celle qui prévaut au Japon. Les traditions du bouddhisme et du shintoïsme ne sont pas étrangères à cela, dans la mesure où elles rendent possible l’attribution d’une âme à des objets. Le rapport aux innovations dans le domaine de la robotique est donc très différent selon les espaces culturels, en impliquant des interrogations éthiques à chaque fois singulières.

A cet égard, au sein d’un séminaire consacré à une « Socio-philosophie du temps présent»* un enjeu principal est pour nous d’insister sur le fait que les complexités du monde actuel nous incitent à interroger la manière dont nous pouvons philosophiquement nous en saisir tout en échappant aux tentations de leur mise en système. Enfin, la plupart des crises auxquelles nous nous heurtons (sur le plan économique, politique ou écologique) nous imposent de réfléchir aux enjeux épistémologiques et méthodologiques de nos pratiques théoriques en vue d’interroger leurs fondements et leurs présupposés. Nous voulons ainsi souligner que la philosophie doit, plus que jamais, se pratiquer en se tenant au plus près des affaires humaines, en tissant de la sorte un dialogue aussi riche que possible avec les sciences sociales (la socio-anthropologie, la socio-histoire et la socio-économie plus particulièrement). Un tel geste, à la fois théorique et pratique, correspond à une forte demande de la part des étudiant(e)s et des jeunes chercheur(e)s, mais également de la part de personnes issues du milieu de l’entreprise.

 

*Séminaires et journées d’études en socio-philosophie

Du 17 novembre 2017 au 17 mai 2018 , dans le cadre des activités du LASCO IdeaLab de l’IMT s’est déroulé le 3ème jeudi de chaque mois le séminaire Socio-philosophie du temps présent. Enjeux épistémologiques, méthodologiques et critiques  à l’EHESS. Le séminaire (qui se poursuivra l’année académique prochaine) réfléchit aux conditions de possibilité de l’émergence d’une socio-philosophie du temps présent. Il prend la démocratie et les innovations technologiques comme champs de questionnement pour justifier une articulation entre philosophie et sociologie.  Le 5 juin prochain se tiendra à Télécom ParisTech (en collaboration avec Institut Mines-Télécom Business School), la journée d’étude « Rationalités techniques et subjectivation. Approches socio-philosophiques, organisationnelles et économiques ». Lors de cette journée d’étude, il sera question d’analyser les formes de rationalité qui sont à l’œuvre dans l’organisation de nos existences à l’ère hypermoderne, cela aussi bien à l’échelle de la société que des entreprises.

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