En 1953, des scientifiques théorisaient le comportement énergétique d’une chaîne de ressorts en mettant en avant un paradoxe de physique fondamentale. Plus de 60 ans après, un groupe de chercheurs d’IMT Lille Douai, du CNRS et des universités de Lille et de Ferrara (Italie) a pu observer ce paradoxe. Les résultats obtenus améliorent grandement la compréhension des systèmes physiques non-linéaires, ingrédients de base pour la détection d’exoplanètes, la navigation des voitures autonomes ou la formation de grosses vagues dans les océans. Arnaud Mussot, physicien et membre de la collaboration, nous explique le déroulement et les implications de cette recherche publiée dans Nature Photonics le 2 avril 2018.
Le point de départ de vos travaux est le problème de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou. De quoi s’agit-il ?
Arnaud Mussot : Le nom désigne quatre chercheurs qui ont voulu étudier un problème complexe dans les années 1950. Ce qui les intéressait, c’était d’observer le comportement de masses reliées par des ressorts. Pour leur expérience, ils en ont pris 64. Dans une telle chaîne, le comportement de chaque ressort dépend de celui des autres, mais de façon non proportionnelle — en physique nous disons « non-linéaire ». Étudier théoriquement un comportement non-linéaire d’un système de ressorts aussi grand leur a demandé de faire appel à un ordinateur. Ils pensaient que les résultats théoriques donnés par l’ordinateur montreraient que lorsqu’un ressort est agité, tous se mettent à vibrer jusqu’à ce que l’énergie se répartisse de façon homogène dans les 64 ressorts.
C’est ce qu’il s’est passé ?
AM : Non, la surprise c’est que l’énergie se propage dans le système et revient au ressort initial, puis se redisperse dans les ressorts avant de revenir à nouveau à l’état initial d’agitation, etc. Ces résultats donnés par l’ordinateur contredisaient totalement leur prédiction d’une répartition progressive et homogène de l’énergie, c’est-à-dire d’une équipartition d’énergie. Depuis, ce résultat est nommé « paradoxe de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou », ou « récurrence de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou » pour faire référence au comportement récurrent du système de ressorts. Cela dit, depuis les années 1950 d’autres recherches théoriques ont été menées. Elles ont montré qu’en laissant le système de ressorts s’agiter très longtemps, l’équipartition est bien atteinte.
Pourquoi les travaux dont vous parlez sont-ils essentiellement théoriques et pas expérimentaux ?
AM : Dans la réalité, les vibrations des ressorts sont atténuées par de nombreux facteurs extérieurs. Dans le cas des ressorts ce peut être les frottements de l’air. D’ailleurs les expériences d’observation de ce paradoxe ne concernent pas que des ressorts, mais tous les systèmes d’oscillation non-linéaires, comme les faisceaux lasers dans les fibres optiques. Dans ce cas, l’atténuation va plutôt venir des impuretés du verre qui constitue la fibre. Dans tous ces systèmes, les pertes d’énergie dues aux facteurs extérieurs empêchent de voir plus loin que la première récurrence. Le système revient à son état initial, mais ensuite il est difficile de le faire revenir à cet état une deuxième fois. Pourtant, c’est à partir de cette étape que débute une physique nouvelle et très riche.
C’est là que vos travaux publiés dans Nature Photonics publiés le 2 avril dernier entrent en jeu ?
AM : Nous nous sommes dit qu’il était dommage de se limiter à une seule récurrence, parce qu’il y a plein de choses intéressantes qui se passent lorsqu’on en observe au moins deux dans la réalité. Nous avons donc dû trouver des moyens de limiter les atténuations pour aller jusqu’à la deuxième récurrence. Pour cela, nous avons pris un deuxième laser qui est venu amplifier le premier pour compenser les pertes subies. Ce type d’amplification est déjà utilisé dans les fibres optiques pour transporter des données sur de longues distances. Nous avons dévoyé son intérêt premier pour résoudre une partie de notre problème. L’autre étant de parvenir à observer la récurrence.
L’observation était une dimension complexe à mettre en place ?
AM : Compenser les pertes d’énergie était une étape cruciale, mais qui ne servait pas à grand-chose si nous n’arrivions pas à faire une observation claire de ce qui se passe dans la fibre. Afin d’y parvenir, nous avons utilisé les mêmes impuretés du verre qui atténuent le signal lumineux. Ces impuretés réfléchissent une petite partie du laser qui circule dans la fibre. Ce retour de lumière nous donne de l’information sur l’évolution de la puissance du faisceau qui se propage. Cette partie renvoyée est ensuite mesurée avec un autre laser qui est synchrone avec le premier pour évaluer la différence de phase entre les deux. Cela nous donne des informations supplémentaires qui nous permettent de clairement mettre en évidence la deuxième récurrence, et ce pour la première fois au monde.
Qu’est-ce que ces techniques d’observation ont permis de révéler sur la deuxième récurrence ?
AM : Nous avons pu faire la première démonstration expérimentale de ce que nous appelons une brisure de symétrie. Pour des valeurs données d’énergie initiale envoyée dans le système, il y a bien une récurrence. Mais nous savions aussi que théoriquement, si nous changions légèrement ces valeurs de perturbation initiale du système, il y avait un décalage de la répartition d’énergie à la deuxième récurrence. Le système ne repassait pas par les mêmes valeurs. Dans notre expérience, nous avons réussi à inverser les maxima et les minima d’énergie dans la deuxième récurrence par rapport à la première.
Quelles sont les perspectives ouvertes par cette observation ?
AM : Sur un aspect très fondamental, l’observation expérimentale de la théorie prédisant la brisure de symétrie est déjà très intéressante pour sa valeur de confirmation. Mais en plus de cela, nos techniques mises en place pour limiter l’atténuation et observer ce qu’il se passe sont très prometteuses. Nous voulons les perfectionner pour aller au-delà de la deuxième récurrence. Si nous arrivons au point où l’équipartition prédite par Fermi, Pasta, Ulam et Tsingou est atteinte, nous pourrions observer un continuum de lumière. De façon très simplifiée, c’est le moment où nous ne voyons plus les pulsations du laser.
Vos travaux très fondamentaux ont-ils des applications ?
AM : Au niveau des applications, nos travaux permettent de mieux comprendre l’évolution des systèmes non-linéaires. Or ces systèmes sont fréquents autour de nous. Dans la nature par exemple, ils sont un ingrédient de base dans la formation des vagues scélérates, qui sont des vagues très hautes observées dans les océans. En comprenant mieux la récurrence de Fermi-Pasta-Ulam-Tsingou et les variations d’énergie dans les systèmes non-linéaires, nous pourrions mieux comprendre les mécanismes de formation de ces vagues scélérates, et ainsi mieux les détecter. Les systèmes non-linéaires sont également présents dans de nombreux outils optiques. Des LIDAR modernes qui font intervenir des peignes de fréquences, de véritables « règles lasers », calculent des distances en envoyant un laser et en mesurant le temps qu’il met pour revenir de façon très précise — comme un radar mais avec de la lumière. Or les lasers ont un comportement non-linéaire : là encore nos travaux peuvent permettre d’optimiser le fonctionnement de ces LIDAR de nouvelle génération, qui pourraient notamment être utilisés pour la navigation des voitures autonomes. Enfin, des calculs sur des systèmes physiques non-linéaires sont également impliqués dans la détection des exoplanètes, grâce à leur extrême précision.