L’astate est le dernier membre de la famille des halogènes, qui compte entre autres le fluor et le chlore. Ces éléments chimiques ont la particularité de former avec des molécules un type de liaison un peu particulier. Toutefois, l’existence de cette liaison propre aux halogènes n’avait encore jamais été prouvée pour l’astate, notamment car cet élément est le plus rare à l’état naturel. C’est désormais chose faite grâce aux travaux de Subatech (une unité de recherche rassemblant IMT Atlantique, le CNRS et l’Université de Nantes) et du CEISAM. Leurs résultats paraissaient dans la prestigieuse revue Nature Chemistry le 19 mars dernier.
Fluor, chlore, brome, iode ? Dentifrice, piscine, pellicule photo, poisson ! Quatre éléments chimiques, et quatre objets qui peuvent leur être associés même par les moins scientifiques d’entre nous. À première vue, peu de points communs entre le brossage de dents et la natation. Pourtant, les quatre éléments chimiques mentionnés font tous partis de la même famille, celle des halogènes. C’est de l’iode et du brome contenus dans leurs ampoules que les lampes à incandescence dites « halogène » tirent leur nom. Preuve que nous croisons les halogènes très fréquemment dans nos vies, et même quotidiennement puisque le chlore compte pour moitié dans la composition du sel de table (l’autre étant le sodium). Ces éléments sont tout aussi bien connus des chimistes, qui dès le début du XXe siècle ont mis en évidence leur capacité à créer une forme de liaison atypique : la liaison halogène. Moins forte que les liaisons chimiques classiques, elle est néanmoins assez importante pour jouer un rôle dans l’élaboration des cristaux liquides, des polymères conducteurs, ou des matériaux nanoporeux.
Cependant, la famille chimique compte un dernier élément un peu plus discret. L’astate, cinquième et dernier larron du groupe, est du genre peu social : faibles sont les chances que vous l’ayez croisé une fois dans votre vie. Et pour cause : les scientifiques estiment la quantité d’astate dans la totalité de la croûte terrestre à moins de 30 grammes. De tous les éléments naturellement présents sur Terre, il est le moins abondant. Sa rareté le rend difficile à étudier, et les chercheurs s’interrogeaient sur sa capacité à former des liaisons halogènes. Un mystère d’autant plus intéressant que l’expérience prouvait jusqu’alors un lien entre les propriétés de l’atome et la force de la liaison halogène — il était attendu que l’astate soit à l’origine des liaisons halogènes les plus fortes. Cela restait à prouver expérimentalement.
C’est chose faite grâce aux équipes de Subatech et du CEISAM, laboratoires de recherche impliquant IMT Atlantique, le CNRS et l’Université de Nantes. Les travaux publiés le 19 mars dernier dans la prestigieuse revue Nature Chemistry mettent non seulement en évidence la capacité de l’astate à créer une liaison halogène, mais confirment également que celle-ci est la plus forte en son genre. Ces résultats contribuent grandement à la compréhension de cet élément difficilement étudiable du fait de sa faible abondance naturelle. « La liaison halogène montre qu’il est possible de former des édifices moléculaires stables avec l’astate » explique Julie Champion, chimiste à Subatech. « C’est très intéressant pour des applications en alpha immunothérapie notamment. »
Cette technique de radiothérapie consiste à introduire des molécules émettrices d’un rayonnement radioactif particulier — des particules alpha — dans le corps pour cibler des cellules cancéreuses par exemple. Certains isotopes de l’astate étant radioactifs et présentant un rayonnement alpha, cet élément est considéré comme un bon choix pour l’alpha-immunothérapie. D’autant plus que sa rareté découle de son faible temps de vie : au bout d’environ huit heures l’isotope 210 de l’astate, qui a la plus grande longévité, s’est déjà à moitié désintégré. Cette caractéristique est une aubaine pour les traitements puisque la rapide disparition de l’astate limite les effets secondaires. Mais des difficultés demeurent malgré de premières tentatives in vitro ou in vivo encourageantes. Avec la possibilité révélée de l’astate à engendrer des liaisons halogènes, de nouvelles pistes sont ouvertes pour renforcer le lien entre l’astate et de nouvelles biomolécules, et conduire potentiellement à des protocoles plus efficaces en alpha-immunothérapie.
Travailler sur l’élément le plus rare au monde
Pour démontrer l’existence de cette liaison, les chercheurs ont dû s’adapter aux contraintes imposées par l’élément chimique. « Nous avons travaillé avec l’isotope 211, qui a une longévité encore plus faible que l’isotope 210 : au bout de trois jours, il ne nous reste plus assez d’astate pour les expériences. » pointe Julie Champion. Les chimistes ont donc rusé. D’abord, impossible d’extraire les quelques grammes d’astate de la croûte terrestre, il faut le produire de manière artificielle ! « Pour cela nous collaborons avec le cyclotron Arronax à Nantes. C’est un instrument accélérateur de particules, et notamment des particules alpha, que nous utilisons pour bombarder une cible contenant des atomes de bismuth. La réaction nucléaire qui s’ensuit produit l’astate » raconte la chercheuse. Ainsi débute le parcours contre la montre de l’halogène synthétique.
Il est ensuite extrait dans du chloroforme et transporté par camion jusqu’à Subatech. Là, la précieuse marchandise radioactive passe d’abord des contrôles de radioprotection avant d’être conditionnée dans de petits tubes à essai qui serviront aux expériences de radiochimie. « Il faut bien comprendre que nous travaillons à l’échelle des ultra-traces » insiste Julie Champion. « Les quantités sont si faibles que non seulement nous ne voyons pas l’élément que nous étudions, mais en plus nous ne pouvons pas utiliser les méthodes de spectroscopie habituelles pour l’étudier. »
Comment mettre en évidence la liaison halogène de l’astate dans ce cas ? Les chimistes ont utilisé des techniques de métrologie nucléaire. Il s’agit d’outils permettant de détecter la radioactivité au sein de l’échantillon. Dans les tubes à essai, deux phases liquides non miscibles sont présentes. La première est une phase aqueuse, comportant les espèces chimiques solubles dans l’eau. La seconde est une phase dite organique, contenant les espèces chimiques non solubles dans l’eau. Le principe est le même que la tâche d’huile dans un verre d’eau : les liquides ne se mélangent pas. L’astate tel qu’il est extrait depuis le cyclotron, est normalement présent dans la phase aqueuse. Cependant, lorsqu’il se forme une liaison halogène avec une molécule essentiellement composée de carbone et d’hydrogène, l’astate se retrouve en phase organique. C’est en regardant les émissions radioactives — la signature de l’astate en somme — des deux phases, que les chimistes ont pu mettre en évidence le passage de l’astate d’une phase à l’autre.
Outre les applications en alpha-immunothérapie, cette découverte ouvre la voie à des recherches complémentaires. Dans l’expérience réalisée, les équipes de Subatech et du CEISAM ont lié de façon classique l’astate à un atome d’iode pour lui permettre de former une liaison halogène avec une molécule. Mais l’iode peut lui-même effectuer une liaison halogène ! Serait-il alors possible de créer deux liaisons halogènes, une du côté de l’astate et l’autre du côté de l’iode ? C’est le genre de question que Julie Champion et ses collègues espèrent pouvoir étudier très bientôt.