Mélissa Boudes, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom
Cet article a été coécrit avec Quentin Renoul, entrepreneur.
Le projet de loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) préparé par le gouvernement Macron ambitionne d’inciter les différents acteurs de l’entreprise (entrepreneurs, financeurs, managers, travailleurs, clients…) à changer leur perception du rôle de cette dernière dans la société. Il s’agit de repenser ce que les entreprises pourraient – ou devraient – être à la lumière des évolutions sociétales, économiques, politiques et écologiques de ces dernières années.Surtout, cette réforme de l’entreprise semble annoncer la fin des dichotomies entre entreprises dites « classiques » et entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS). Quatre ans après la loi relative à l’ESS, que nous apprend la comparaison de ces deux textes ? Que révèlent-ils sur nos nouvelles modes d’entreprendre ? En quoi sont-ils annonciateurs de ce que seront les entreprises de demain ?
Les entreprises de l’économie sociale et solidaire
Derrière le label ESS se cache une grande diversité d’entreprises aux ancrages historiques aussi anciens que divers. Celles-ci se sont réunies en 1980 au sein du comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives lié par une charte comportant sept principes :
- Une personne, une voix (en assemblée générale), quel que soit son niveau de participation au capital de l’entreprise ;
- Libre adhésion et responsabilité ;
- Double qualité : l’entreprise appartient à celles et ceux qui produisent la valeur ;
- Égalité et liberté ;
- Lucrativité limitée : les excédents sont réinjectés dans le projet ;
- Émancipation : recherche et expérimentation ;
- Activités économiques au service des Femmes et des Hommes.
Ces principes sont censés être garantis par les statuts juridiques adoptés par ces organisations – associations, coopératives, mutuelles et leurs fondations – mais aussi par les pratiques et outils mobilisés. Cependant, sous l’effet de la concurrence et de la baisse des soutiens publics, les entreprises de l’ESS ont été poussées à adopter les pratiques et outils de gestion des entreprises à but lucratif : management par objectifs, reporting financier, etc.
Ces outils et pratiques entrent en contradiction avec les principes de l’ESS, si bien que leur adoption rend plus difficile, pour toutes les parties prenantes (salariés de ces organisations, consommateurs des produits et services qu’elles produisent…), la distinction entre les entreprises de l’ESS et les autres. Ainsi, bien que rarement identifiées comme telles par le public, de grandes marques sont en réalité des entreprises de l’ESS : Maif (mutuelle), Intersport (coopérative de commerçants), Crédit Mutuel (banque coopérative), Magasins U (coopérative de commerçants), le Groupe Up–Chèque déjeuner (coopérative de travailleurs)…
Loi ESS de 2014 : un périmètre élargi aux entreprises commerciales
Dans ce paysage complexe sont apparues ces dernières années de nouvelles entreprises dites « sociales » qui revêtent les mêmes formes juridiques que les entreprises commerciales « classiques » (société anonyme, société par actions simplifiée, etc.) mais poursuivent une finalité sociale. Par exemple, DreamAct, (plateforme qui permet de consommer « responsable » via un city guide et un e-shop) ou La Ruche qui dit oui (qui facilite les ventes directes entre producteurs et consommateurs) ont opté pour le statut de société par actions simplifiée.
Non sans remous, la loi relative à l’ESS, votée par le Parlement le 31 juillet 2014, a permis d’inclure ces entreprises à la fois commerciales et sociales dans la famille ESS. Sous certaines conditions : elles doivent en effet répondre aux principes de l’ESS, c’est-à-dire poursuivre un but autre que le partage des bénéfices, avoir une gouvernance démocratique, constituer des réserves impartageables et affecter la majorité de leurs bénéfices au maintien ou développement de l’entreprise.
Initialement conçue pour apporter une reconnaissance à l’ESS, cette loi a plutôt attisé les tensions entre entreprises sociales et entreprises de l’ESS, rendant un peu plus floue la typologie des entreprises…
Réforme de l’entreprise 2018 : inclure les critères de RSE
Le projet actuel de réforme de l’entreprise découle de la critique de la financiarisation des entreprises, qui a notamment fait suite à la crise économique de 2008. Il vise à répondre aux nouvelles attentes sociales et environnementales adressées aux entreprises, à l’heure où les pouvoirs publics et la société civile semblent désarmés face à la finance. Cette réforme semble aller vers l’inscription des critères de responsabilité sociale des entreprises (RSE) dans les entreprises.
Les recommandations du rapport Notat-Sénard sur « l’entreprise objet d’intérêt collectif », qui sont venues le 9 mars 2018 alimenter le projet PACTE, répondent d’une certaine manière à une quête de sens pressante de la part des acteurs de l’entreprise. La prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux, l’ouverture de réflexions sur la « raison d’être » des entreprises, l’augmentation de la représentativité des salariés dans les conseils d’administration sont des mesures qui permettraient d’atténuer le clivage entre les entreprises et la société dans son ensemble, en alignant leurs raisons d’être vers des objectifs communs, bénéfiques à tous.
La fin des dichotomies
Avec ces deux réformes la palette qui s’offre aux dirigeant·e·s et porteur·euse·s de projets entrepreneuriaux s’enrichit. Les dichotomies anciennes, qui avaient émergé avec la révolution industrielle (patron décideur/salarié exécutant, entreprise lucrative/association caritative) s’estompent peu à peu pour donner place à une diversité de formes hybrides.
De manière théorique, nous pouvons schématiser le paysage entrepreneurial selon deux axes. Ceux-ci aident à mieux comprendre les logiques qui sous-tendent les textes de 2014 et 2018 et leurs possibles effets sur les entreprises. Le premier axe est celui de la gouvernance, autrement dit de la répartition du pouvoir de décision.
Le second axe est celui du modèle économique, c’est-à-dire des modalités de mobilisation des ressources, de leur utilisation et de la distribution de la valeur créée.
L’axe de la gouvernance se subdivise en deux ensembles. D’un côté, les entreprises commerciales traditionnelles, qui présentent une gouvernance actionnariale et où le pouvoir de décision est très majoritairement concentré entre les mains des apporteurs de capitaux. De l’autre côté, les entreprises de l’ESS telles qu’elles se sont auto-définies dans leur charte en 1980, qui présentent une gouvernance démocratique où le pouvoir de décision est entre les mains des membres participants (salariés, bénévoles, consommateurs, producteurs). L’axe économique est également divisible en deux modèles : le modèle lucratif, orienté vers la maximisation du profit, et le modèle à lucrativité limitée où les excédents sont réinjectés dans le projet ou distribués entre les membres-participants.
Si la distinction historique entre entreprises « classiques » et entreprises de l’ESS a assimilé la gouvernance actionnariale au modèle économique lucratif, et la gouvernance démocratique au modèle économique de la lucrativité limitée, ce clivage s’est fortement estompé ces dernières années avec l’évolution des pratiques (RSE, entreprises sociales) que la loi ESS et le projet PACTE viennent désormais reconnaître, voire encourager.
En 2014, la loi ESS a attiré dans le champ de l’ESS les sociétés commerciales dites sociales, en les encourageant à adopter une gouvernance démocratique et à limiter leur lucrativité en réinjectant leurs excédents dans le projet ainsi qu’en constituant des réserves impartageables. Le projet PACTE vise de son côté à les pousser vers l’ouverture de leur gouvernance, via l’inclusion des salariés dans les prises de décision. Il appelle également à un élargissement des modèles économiques via la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux.
Vers des entreprises hybrides, des « fabriques de sens » ?
Ces deux réformes incitent à rénover nos perceptions de l’entreprise. Elles visent à accompagner et encourager les changements de comportements entrepreneuriaux en apportent des outils pour faire évoluer la gouvernance et les modèles économiques des entreprises. Elles encouragent la création et le développement d’entreprises pouvant être qualifiées d’« hybrides », au regard des modèles historiques.
Les deux visions traditionnelles de l’entreprise sont déjà combinées par de nombreuses entreprises pour mener à bien leurs projets. Les groupes d’insertion par l’activité économique en sont un bon exemple. Destinés à réinsérer socialement des personnes très éloignées de l’emploi via des formations et des emplois adaptés, ils combinent souvent différents statuts juridiques afin d’allier activité économique rentable et finalité sociale. En effet, bien que les salaires des personnes en réinsertion soient cofinancés par les pouvoirs publics, il s’agit pour les entreprises d’insertion de trouver des débouchés et de générer suffisamment de revenus pour créer des emplois et ainsi pérenniser et développer le projet d’entreprise. Ainsi le Réseau Cocagne, qui propose des paniers bio produits par des personnes en insertion, est une association loi 1901 qui a créé en 2014 une société en commandite par actions adossée à un fonds de dotation afin d’améliorer son accès au financement. Ce groupe comptait ainsi en 2016 4 320 salarié·e·s en insertion, 815 salarié·e·s permanent·e·s, 1 800 bénévoles et administrateur·rice·s et 20 500 adhérent·e·s concommateur·rice·s.
Ne serions-nous pas en train d’assister au développement de ce que François Rousseau appelait les « fabriques de sens » ? Des entreprises « parties à la reconquête du sens de leur action et de la vocation sociétale de leur projet ».
Ré-ancrées dans la société, ces entreprises nécessitent le développement d’outils de gestion spécifiques, des « outils de gestion du sens », qui permettent d’atteindre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux qu’elles se sont fixés. La loi ESS et le projet PACTE ouvrent la porte au développement de tels outils et pratiques. Il tient maintenant aux entrepreneurs, managers, travailleurs, financeurs de les créer, les faire vivre… Et leur donner sens.
Mélissa Boudes, Professeure associée en management, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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