Comment mesurer la déformation d’un ballon sonde stratosphérique, constitué d’une enveloppe de quelques micromètres seulement ? Impossible d’y fixer un capteur qui viendrait dénaturer le comportement de l’enveloppe… La photomécanique, ensemble de méthodes de mesure basées sur des prises d’images et leur analyse informatique, permet de mesurer sans contact la déformation ou la température d’un matériau. Jean-José Orteu, chercheur à IMT Mines Albi en vision artificielle pour la photomécanique, le contrôle et la surveillance, nous explique les principes des méthodes de photomécanique, utilisées notamment dans de grandes industries comme l’aéronautique, l’automobile ou le nucléaire.
Qu’est-ce que la photomécanique ?
Jean-José Orteu : On peut définir la photomécanique comme l’application de mesures optiques à la mécanique expérimentale, et, plus précisément, à l’étude du comportement des matériaux et des structures. Les techniques qui ont été développées visent à mesurer la déformation des matériaux, ou leur température.
La photomécanique est une discipline relativement jeune, qui existe depuis environ une trentaine d’années. Elle s’appuie sur une dizaine de techniques de mesures différentes qui peuvent s’appliquer à l’échelle nanométrique comme à l’échelle d’un avion, sur des systèmes statiques ou dynamiques. Sur cette dizaine de techniques, deux se sont majoritairement imposées : la méthode de corrélation d’images numériques, ou digital image correlation (DIC) pour mesurer les déformations, et la thermographie infrarouge pour la mesure des températures.
Comment ces deux techniques se mettent-elles en œuvre ?
JJO : Concrètement, pour la DIC, on positionne une ou plusieurs caméras devant un matériau : une seule pour un matériau plan qui subit une déformation plane, plusieurs dans le cadre d’une mesure sur un matériau dont la forme est en trois dimensions. Les caméras vont filmer le matériau tandis qu’il se déforme sous l’effet d’une sollicitation mécanique et/ou thermique. Une fois la prise de vue effectuée, on calcule la déformation du matériau à partir de la déformation des images obtenues : si le matériau se déforme, alors son image aussi. C’est cette déformation que l’on mesure par traitement informatique, et que l’on extrapole au matériau.
C’est une méthode dite en lumière blanche, car le matériau est éclairé par une lumière non-cohérente, fournie par un éclairage standard. D’autres techniques de photomécanique plus complexes nécessitent d’éclairer le matériau avec un laser : ce sont les méthodes dites interférométriques. Elles sont utiles lorsque l’on veut mesurer très finement des déplacements de l’ordre du micromètre voire du nanomètre
La deuxième technique la plus utilisée en photomécanique est la thermographie infrarouge, pour mesurer les températures. C’est le même procédé que la technique DIC, avec d’abord une acquisition d’images, en infrarouge, puis un traitement informatique de ces images pour trouver la température du matériau observé. Calculer une température à partir d’une image n’est pas évident. Il faut tenir compte des propriétés thermo-optiques du matériau et de l’environnement de mesure.
Avec toutes ces techniques, on peut analyser l’évolution dynamique de la déformation ou de la température. C’est donc une analyse à la fois spatiale et temporelle du matériau.
Quel type de caméra utilise-t-on pour ces méthodes de mesure ?
JJO : Si, par exemple, la résolution de la caméra a une influence sur la qualité et la précision des mesures, une caméra classique permet déjà d’obtenir de bons résultats. Cependant, pour l’étude de phénomènes très rapides, comme l’impact d’un oiseau en vol sur le fuselage d’un avion, il est nécessaire d’utiliser des caméras très rapides, qui prennent 10 000, 100 000, voire 1 000 000 d’images par seconde ! Par ailleurs, pour les mesures de la température, il est nécessaire d’utiliser des caméras sensibles dans l’infrarouge.
Quel est l’intérêt des mesures optiques par rapport aux autres méthodes de mesure ?
JJO : Traditionnellement, lorsque l’on mesure les déformations d’un matériau, on utilise une jauge de déformation. C’est un capteur collé ou soudé à la surface du matériau qui donne une indication ponctuelle sur sa déformation. Cette jauge doit être la moins intrusive possible, et ne doit pas modifier le comportement de l’objet. La même problématique se pose pour la mesure de la température. Les techniques traditionnelles utilisent un thermocouple, un capteur de température également soudé à la surface du matériau. Lorsque les capteurs sont de très petites tailles par rapport au matériau, ils sont peu intrusifs et ne posent donc pas de problème. Mais il y a des applications pour lesquelles l’utilisation de capteurs avec contact est impossible. Par exemple, nous avions travaillé à IMT Mines Albi sur la déformation d’un parachute lorsqu’il se gonfle. Sauf que la toile était constituée d’une membrane dont l’épaisseur est de l’ordre de quelques micromètres. Une jauge aurait été difficile à coller, et aurait fortement perturbé le comportement du matériau. C’est dans ce genre de cas que la photomécanique s’avère indispensable, puisqu’elle ne nécessite aucun contact avec l’objet.
Enfin, aussi bien la jauge que le thermocouple n’amènent qu’une information ponctuelle, uniquement à l’endroit où le capteur a été collé. Dix centimètres à côté, vous n’aurez pas d’information. Or le problème en mécanique, c’est que, la plupart du temps, on ne connait pas a priori l’endroit où l’on aura besoin de connaître la déformation ou la température. Le risque est alors de ne pas souder ou coller les capteurs aux endroits où la déformation ou la température sont les plus pertinentes. Les méthodes optiques donnent quant à elles une information de champ : un champ de déformation ou un champ de température. On va donc pouvoir visualiser toute la surface du matériau et les endroits où la déformation ou le gradient de température est plus important.
Quelles sont les limites de la photomécanique ?
JJO : Au début, les méthodes de photomécanique, basées sur l’utilisation de caméras, ne pouvaient mesurer que des déformations de surface. Mais depuis cinq ou six ans, tout un pan de la photomécanique s’intéresse à mesurer les déformations au cœur des objets. Ces nouvelles techniques nécessitent d’utiliser des capteurs particuliers, des tomographes. Ils permettent de faire des radiographies des matériaux qui, après traitement informatique, fournissent les déformations à cœur. Les grands volumes de données que génère cette technique soulèvent des problématiques de big data.
En ce qui concerne la température, la mesure à cœur sans contact est un peu plus compliquée. Nous avons récemment fait soutenir une thèse à IMT Mines Albi sur une méthode qui permet la mesure de la température au cœur d’un matériau grâce à l’exploitation du phénomène de fluorescence. Les résultats sont très prometteurs, mais les recherches doivent être poursuivies pour aller jusqu’aux applications industrielles.
Aussi, malgré ses nombreux avantages, la photomécanique n’a pas encore remplacé totalement les jauges de déformations et les thermocouples. En effet, les techniques de mesures optiques n’ont pas encore été normalisées. Typiquement, lorsque l’on mesure une déformation avec une jauge, la méthode de mesure est normalisée : quel est le type de jauge ? Comment doit-elle être fixée au matériau ? Il y a une méthodologie précise à respecter. En photomécanique, que ce soit le choix de la caméra, son calibrage, sa position, ou le traitement d’image qui s’effectue dans un second temps, tout est très variable, et chacun façonne sa méthode. En termes de certification, certains industriels restent donc encore un peu réticents sur l’utilisation de ces méthodes.
Il reste également du travail à mener sur l’évaluation des incertitudes de mesure. La chaîne d’acquisition et de traitement d’images peut être complexe, et des erreurs peuvent fausser les mesures à chaque étape. Comment s’assurer qu’il y ait le moins d’erreur possibles ? Comment évaluer les incertitudes de mesure. Des recherches sont menées sur le sujet. Le but est, à terme, d’être capable de donner systématiquement un champ de mesure avec une fourchette des incertitudes associées. Aujourd’hui, cette évaluation reste parfois complexe, surtout pour les non-experts.
Néanmoins, malgré ces difficultés, les grandes industries qui ont besoin de caractériser le comportement des matériaux, comme l’automobile, l’aéronautique ou le nucléaire par exemple, utilisent toutes la photomécanique. Et, bien que l’évaluation des incertitudes de mesure et les aspects de normalisation aient des progrès à faire, les résultats que ces méthodes optiques permettent d’obtenir sont souvent de meilleure qualité que ceux obtenus avec les méthodes traditionnelles.
PhotoMechanics, un évènement international
autour des méthodes de mesures optiques
Pour sa 6ème édition, la conférence PhotoMechanics se tiendra du 20 au 22 mars 2018 à Toulouse. Co-organisé par IMT Mines Albi, cet évènement international qui a lieu tous les trois ans rassemblera acteurs académiques et industriels du secteur de la photomécanique. Ils y présenteront les nouvelles avancées technologiques susceptibles d’améliorer les méthodes de mesures optiques des matériaux.
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