Stéphanie Tillement, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
Il faudra longtemps pour tirer toutes les leçons de l’accident de Fukushima, et encore davantage pour faire évoluer les pratiques et principes de gouvernance des risques nucléaires. Mais des axes de travail se dessinent déjà en France.Dimanche prochain 11 mars 2018 marquera l’anniversaire des 7 ans de la catastrophe de Fukushima. La côte Nord-Est du Japon était alors frappée par un séisme d’une magnitude record de 9, puis par un tsunami. Ces catastrophes naturelles ont débouché sur une catastrophe industrielle, un accident nucléaire classé 7 sur l’échelle INES, soit son plus haut niveau, à la centrale de Fukushima Dai-ichi.
Au lendemain de la catastrophe, le monde est frappé de stupeur par la gravité et la soudaineté de cet événement, qui appelle, selon le directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) Jacques Repussard, à « imaginer l’inimaginable et à s’y préparer ». Il pose un défi crucial à tous les acteurs de la sûreté nucléaire : comment garantir cette sûreté face à l’inattendu ?
Au-delà de sa nature imprévisible, cet accident rappelle de manière brutale et avec une acuité particulière à quel point le nucléaire, plus que toute autre technologie ou industrie, transcende les frontières, qu’elles soient géographiques, temporelles, institutionnelles ou professionnelles. Les conséquences des accidents nucléaires s’étendent bien au-delà des frontières d’une région ou d’un pays, et restent présentes pour des centaines, voire des milliers d’années, dépassant ainsi toute échelle « humaine » de temps.
Aussi, Fukushima l’a révélé au grand jour, la sûreté de systèmes sociotechniques de cette complexité ne saurait être la « chasse gardée » d’un petit nombre d’acteurs, ni garantie sans la construction de liens forts et transparents entre une multitude de parties prenantes, des exploitants nucléaires aux citoyens, en passant par les autorités de sûreté, leur support technique, ou encore les services de l’État. Fukushima questionne la nature et la qualité des relations entre ces multiples acteurs, et oblige à réinterroger, y compris en France, les modalités de gouvernance des risques nucléaires, et par suite, les frontières de l’« écosystème de sûreté nucléaire », pour reprendre la formule proposée par Benoît Journé.
Apprendre des accidents nucléaires : un travail au long cours
Immédiatement après l’accident, l’ensemble des experts internationaux se sont mobilisés pour gérer la crise, mais aussi pour comprendre la dynamique de l’accident, dans ses dimensions techniques, humaines et socio-organisationnelles. Quelques mois plus tard, la Commission européenne a demandé aux pays nucléarisés la réalisation de ce qu’elle a nommé des « stress-tests », destinés à évaluer la capacité des installations nucléaires à résister à des agressions externes (tels que des événements climatiques majeurs) et à de graves dysfonctionnements techniques. En France, cela s’est traduit par le lancement des ECS, évaluations complémentaires de sûreté sur les installations nucléaires de notre pays.
Si les causes techniques de l’accident de Fukushima ont été rapidement comprises, des causes socio-organisationnelles ont également été clairement pointées. Ainsi, la commission d’enquête japonaise indépendante sur l’accident de Fukushima considère la « collusion entre le gouvernement, les régulateurs de TEPCO, et leur manque de gouvernance » comme une cause majeure de la catastrophe. Cet accident a également mis en lumière l’importance d’impliquer dans la prévention des risques et la préparation à la gestion de crise les acteurs de la société civile, et ce très en amont.
Il montre surtout la nécessité de penser et d’équiper la gestion d’un accident nucléaire sur le temps long. Trop souvent en effet, les moyens se concentrent sur la phase d’urgence, soit les jours ou les semaines suivant l’accident, laissant les acteurs locaux quasiment seuls en phase « post-accidentelle ». Or cette dernière pose de redoutables problèmes, relatifs par exemple à la consommation des denrées de première nécessité (eau, lait…), au déplacement de populations ou à la culture de sols potentiellement contaminés.
Après les accidents de Three Mile Island (1979) et de Tchernobyl (1986) qui avaient amené à prendre en compte les facteurs humains et organisationnels de la sûreté, Fukushima ouvre une nouvelle ère, celle de l’examen des relations interorganisationnelles et des modalités de gouvernance des risques nucléaires sur le temps long.
La nécessaire ouverture à la société civile
Bien que ce terme soit parfois décrié, voire moqué, car considéré comme un vocable à la mode, la « gouvernance » des risques nucléaires renvoie à une réalité bien concrète ; celle de l’ensemble des acteurs, dispositifs, doctrines mobilisés pour orienter les décisions prises principalement par les pouvoirs publics et les opérateurs nucléaires dans le sens d’une plus grande maîtrise des risques nucléaires, mais aussi d’une plus grande transparence vis-à-vis de ces risques. Cela suppose de réfléchir à la manière dont chaque partie prenante peut participer, aux ressources matérielles et immatérielles qui permettent cette participation ou encore aux logiques sous-tendant cette participation et leur coordination.
Fukushima constitue à cet effet un puissant rappel de la nécessité d’une plus grande transparence et d’une plus grande implication des acteurs de la société civile. Contrairement aux idées reçues, les acteurs institutionnels, historiques, du nucléaire, sont conscients de la nécessité d’une ouverture à la société civile. Jacques Repussard déclarait ainsi en 2012 : « Il faut que le nucléaire sorte du secret des conseils d’administration et des cabinets ministériels ». Et, dès 2006, la loi TSN relative à la transparence en matière de sûreté nucléaire, a entériné cette volonté de faire participer des acteurs de la société civile aux questions de sûreté nucléaire, à travers notamment la création des commissions locales d’information (CLI), bien que certains regrettent une mise en application « frileuse » du texte.
Evidemment, faire évoluer les pratiques et bouger les frontières n’est pas chose aisée, le nucléaire étant souvent décrit, parfois à juste titre, comme un monde figé. Le poids de l’histoire pèse lourdement. Pendant très longtemps, et des traces en sont encore visibles aujourd’hui, la sûreté nucléaire était l’affaire d’un petit nombre d’acteurs, parfois qualifiés d’experts « autorisés ». Cette caractéristique s’incarne alors dans une organisation de la sûreté extrêmement centralisée. Le terme même de « centrale » nucléaire, lorsqu’on s’y arrête, atteste de la primauté accordée à la centralisation.
Une chose est sûre, le dialogue entre communautés doit être permanent. Cela suppose aussi des débats « dépassionnés », à même de dépasser les clivages stériles et trop souvent caricaturaux entre pro- et anti-nucléaires.
Un mode de gouvernance, fondé sur le dialogue contradictoire et la reconnaissance d’une expertise citoyenne, émerge progressivement. Le défi, pour les acteurs historiques, est d’aider à la montée en compétences de cette expertise citoyenne. Le projet AGORAS (amélioration de la gouvernance des organisations et des réseaux d’acteurs pour la sûreté nucléaire) questionne ses modalités de gouvernance, mais se veut aussi un lieu de dialogue et de réflexion collective. Un colloque organisé fin 2017 a permis une première mise en œuvre de cette démarche en organisant des discussions entre chercheurs académiques et acteurs opérationnels ou institutionnels. Le colloque 2018 (renseignements à cette adresse : colloque2agoras@imt-atlantique.fr) sera l’occasion de poursuivre.
Stéphanie Tillement, Sociologue, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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