De l’antique gnomon mesurant la hauteur du soleil au télescope Compton pour traquer les rayons gamma, en passant par le microscope ou les grands accélérateurs, les instruments scientifiques sont les compagnons des chercheurs, permettant d’observer et de mesurer des plus petites aux plus grandes échelles. Utilisés tant en recherche fondamentale qu’en recherche appliquée, ils aident à vérifier des hypothèses et repoussent les limites de la connaissance. À IMT Atlantique, le chercheur Dominique Thers, motivé par la mise au point d’instruments, a développé une expertise de pointe sur les technologies au xénon, utilisée aussi bien dans la quête de la matière noire qu’en milieu médical.
En quête d’une matière inobservable
Déceler la matière noire pour la première fois est un des grands défis actuels. « Cela serait un peu comme la radioactivité à la fin du 19e siècle, qui avait bousculé les équations de Maxwell-Boltzmann», raconte Dominique Thers. Depuis les mesures de la vitesse de sept galaxies effectuées en 1933 par l’astronome suisse Fritz Zwicky, qui contredisaient la masse connue de ces galaxies, l’hypothèse est faite d’une matière inobservable avec nos moyens actuels et représentant 27% de toute la matière de l’univers. « Inobservable » signifie que les particules qui la composent interagissent de manière très exceptionnelle avec les particules baryoniques classiques (protons, neutrons…). Pour les détecter, il est nécessaire d’augmenter drastiquement les probabilités d’une telle interaction, et d’être absolument sûr de ne pas déclencher d’alerte sur un faux événement.
Dans cette course à la première détection, développer des instruments toujours plus performants est primordial. « Cette discipline, la physique des détecteurs, est devenue de plus en plus complexe », souligne le chercheur, « elle n’est pas assez développée en France et dans le monde, elle nécessite aujourd’hui d’importants moyens financiers, difficiles à pourvoir. » La Chine et les États-Unis sont très investis, l’Allemagne est plus généreuse, mais il y a encore trop peu d’équipes françaises : « Nous sommes dans un contexte général tendu. » Au Gran Sasso en Italie, a été construite sous la montagne l’expérience XENON1T, la plus sensible pour traquer la matière noire actuellement. La détection repose sur l’espoir d’une interaction entre une particule de matière noire et un des atomes de xénon, à l’état liquide dans l’expérience. Le dépôt d’énergie occasionné par ce type d’interaction génère deux phénomènes – scintillation et ionisation – observables et utilisables pour discriminer le bruit de fond. Ainsi, 150 personnes de 25 équipes internationales collaborent à cette expérience, dans le plus grand laboratoire sous-terrain du monde.
Cette recherche sur des générations doit se justifier. « À quoi ça sert d’observer la nature de la matière noire ? demande la Société. Il y aura peut-être une réponse d’ici 25 ans », explique le chercheur. Les promesses de la matière noire sont fortes : cinq fois plus présente que la matière visible, elle constitue un réservoir d’énergie colossal. Le domaine s’est beaucoup développé depuis 30 ans, et a ouvert un nouveau champ de recherches grâce au xénon, avec des perspectives à 20 ans. Dominique Thers participe ainsi aux réflexions européennes pour des expériences en 2025, avec comme objectif une précision d’observation toujours plus basse.
Le xénon, un gaz rare, cher et précieux
Si le xénon présente pour cette expérience des propriétés remarquables (densité, aucun isotope radioactif), il s’agit malheureusement d’une matière première rare, qui ne peut être manufacturée. Elle est extraite par distillation de l’air dans sa phase liquide, selon un processus qui reste coûteux. Le xénon est en effet présent dans l’air pour 0,1 ppm (partie par million), « une balle de tennis de xénon dans le volume d’une montgolfière », illustre Dominique Thers, ou « une tonne de xénon pour 2 000 000 tonnes d’oxygène liquide ».
Le français Air Liquide est le leader mondial de la distribution de xénon. Utilisé pour créer des lumières à haute intensité, comme propulseur dans le spatial, ou en anesthésie, ce gaz est leur diamant, « régi dans un marché de produits de luxe et soumis à la spéculation ». Et qui dit produit de luxe dit instruments de luxe. Dans ceux créés par l’équipe du chercheur, on l’utilise sous sa forme la plus pure possible. « L’objectif est d’avoir moins d’une ppb (partie par milliard) d’oxygène dans le xénon liquide », indique le scientifique. Ceci est rendu possible grâce à un circuit fermé d’épuration pour nettoyer continuellement les équipements, notamment des impuretés venant des parois.
Dans une expérience de mesure comme celle de la matière noire, aucun bruit de fond radioactif ne peut en outre être toléré. « Le krypton est un des contaminants naturels du xénon, la source originelle de xénon après distillation cryogénique donne 94% de krypton et 6% de xénon », explique le chercheur. Or l’isotope krypton 85 est créé par les activités humaines. Dans l’expérience XENON1T, on part de quelques ppm (partie par million) de krypton naturel dans le xénon, et c’est beaucoup trop. « Tous les aciers de l’instrument sont sélectionnés et mesurés avant que le xénon ne le mouille », poursuit le chercheur, précisant qu’à cette occasion ils ont obtenu la mesure de bruit de fond la plus basse avec un dispositif expérimental.
Des premiers résultats prometteurs seront publiés début 2018, et déjà la suite se profile. L’expérience qui vient en 2019, XENONnT, pour laquelle 60% de l’équipement de XENON1T seront récupérés, vise encore à plus de précision. La compétition est rude avec les équipes de LZ aux USA, ou PandaX en Chine. « Il ne faut pas se faire doubler, dans cette quête compliquée où pour la première fois on veut observer quelque chose de nouveau », insiste Dominique Thers, qui estime qu’il faudra à terme 50 ou 100 tonnes de xénon ultra-pur pour rejeter la possible présence de matière noire observable ou au contraire mesurer sa masse, décrire ses propriétés et identifier d’éventuelles applications.
Des caméras au xénon en cancérologie
Quand on travaille sur de telles recherches trans-générationnelles, il est essentiel de mener en parallèle une recherche à plus courte échéance. C’est d’autant plus vrai en France où la structure de la recherche est telle qu’il est difficile de se consacrer pleinement à des activités d’instrumentation. Les budgets pour financer la recherche appliquée sont rares, et les chercheurs se consacrent aussi à des activités d’enseignement. Il serait dommage qu’une expertise développée de longue date ne puisse aboutir à une découverte fondamentale faute de financements ou de temps.
Pour éviter cette fatalité, Dominique Thers et son équipe ont pu enclencher une réaction vertueuse. « Nous avons bénéficié d’une bonne étoile », sourit le chercheur, « nous avons su développer localement des activités avec une communauté qui a aussi besoin d’aller plus loin et l’imagerie médicale avec du xénon liquide pourrait également le permettre. » À Nantes existe en effet une équipe de pointe du CHU spécialisée en thérapie et ingénierie du cancer, qui a perçu tout l’intérêt des caméras au xénon. L’objectif des cancérologues est de pouvoir mieux accompagner les patients, mieux comprendre la réaction de chacun au traitement. Dans le cadre d’un Contrat-plan État-région (CPER) toujours en cours, le scientifique les a convaincus d’investir dans cette technologie, « car tout est encore possible avec un nouvel instrument ».
Les techniques actuelles d’imagerie TEP (tomographie par émission de positons) se font avec des caméras solides nécessitant des terres rares, une dizaine de patients par jour sont ainsi contrôlés efficacement par cette technologie. Les caméras au xénon, utilisant l’imagerie Compton, la seule technique permettant de déterminer la trajectoire qu’un photon emprunte quand il est unique, assurent une localisation en 3D, par triangulation, des lieux où les médicaments se sont fixés. La précision est ainsi améliorée et ouvre la voie à de possibles bénéfices pour traiter plus de patients quotidiennement, ou suivre plus régulièrement l’évolution des traitements pratiqués. L’installation est prévue au CHU de Nantes en 2018, pour des essais avant 2020 sur des animaux dans un premier temps. Ceci devrait convaincre des industriels de faire une caméra adaptée à l’image du corps entier d’un humain, avec là aussi sans doute plusieurs millions d’investissement mais avec cette fois-ci un marché potentiel de plusieurs milliards d’euros.
Comme la dualité onde-corpuscule chère aux physiciens, les recherches de Dominique Thers et son équipe ont deux facettes simultanées. « Elles pourraient avoir un impact à court terme sur la société, tout en ouvrant des perspectives sur la compréhension de l’univers », s’enthousiasme le scientifique.
Rédaction : Nereÿs
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