Müge Ozman, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom et Cédric Gossart, Institut Mines-Télécom (IMT)
Le premier obstacle que rencontre un chercheur travaillant sur les innovations sociales numériques (ISN) est celui de leur définition. S’agit-il d’une nouvelle expression fourre-tout ? Une combinaison de trois mots à la mode ?Ces innovations ont souvent une connotation positive associée aux notions d’ouverture, de collaboration ou d’inclusion, à l’inverse d’innovations plus commerciales. Pour définir un concept aux contours assez flous, il faut objectiver les choses et la figure suivante est un bon début. Elle place les ISN à l’intersection de trois sphères : celle de l’innovation, celle des problèmes sociaux et environnementaux, et celle des technologies numériques.
La première sphère (en bleu) est celle des innovations qui regroupe les nouveautés (sociales, technologiques…), qu’elles aient ou non fait leur entrée sur un marché. La deuxième sphère (en jaune) comprend les solutions permettant de résoudre les problèmes sociaux et environnementaux, qu’il s’agisse de politiques publiques, de projets de recherche, de nouvelles pratiques, d’actions de la société civile et d’entreprises, ou du renforcement des mouvements sociaux favorisant une meilleure répartition du pouvoir et des ressources.
Par exemple, les actions d’inclusion sociale permettent une plus grande participation des citoyens à la vie sociale, quel que soit leur âge, sexe, handicap, race, ethnie, origine, religion, ou CSP (voir p. ex. les actions de discrimination positive à l’entrée d’établissements scolaires sélectifs).
Quant à la troisième sphère (en rouge), elle concerne les technologies numériques (équipements ou services) servant à collecter, traiter et échanger des informations et autres données.
Des idées innovantes… à la diffusion de nouvelles pratiques
De nombreuses technologies numériques ne sont plus considérées comme des innovations en 2017, notamment en Europe, où elles sont devenues grand public comme Internet (selon Eurostat seulement 15 % des Européens n’ont jamais utilisé cette innovation).
En revanche, certaines technologies numériques sont des nouveautés (zone C de la figure ci-dessus), comme le service Victor & Charles qui permet aux gestionnaires d’hôtels d’accéder au profil social numérique de leurs clients afin d’ajuster au mieux leur offre de service.
Dans la sphère jaune des solutions aux problèmes sociaux et environnementaux, nombre d’entre elles ne sont ni numériques ni innovantes, et relèvent des moyens traditionnels de lutte, par exemple, contre l’exclusion sociale ou la pollution. On peut citer les politiques classiques de lutte contre l’exclusion sociale comme les habitations à loyer modéré (HLM), introduites après la Seconde Guerre mondiale afin d’offrir des logements subventionnés aux ménages les plus modestes (elles représentaient alors une innovation sociale mais ont depuis été institutionnalisées).
À la croisée des sphères jaune des solutions et rouge du numérique, on trouve la zone B qui n’a pas d’intersection avec la sphère bleue des innovations. Cette zone B regroupe des solutions numériques aux problèmes sociaux ou environnementaux qui ne sont pas innovantes, telles que la lettre électronique mensuelle ATOUTS de la Fédération nationale des Offices Publics de l’Habitat (OPH).
Quant à la zone A, elle contient des innovations visant à résoudre des problèmes sociaux et environnementaux, mais qui ne reposent pas sur des technologies numériques. Par exemple, la startup française Baluchon fabrique des petites maisons en bois très abordables, facilitant l’accès à la propriété des foyers modestes. Pour finir, la zone C concerne les innovations numériques qui n’ambitionnent pas de résoudre des problèmes sociaux ou environnementaux, comme une tablette 3D ou un smartphone à reconnaissance faciale.
Utiliser les technologies numériques pour résoudre des problèmes concrets
À l’intersection des trois sphères de notre figure, les ISN peuvent donc être définies de manière large comme des innovations numériques visant à résoudre des problèmes sociaux et/ou environnementaux. Nombre d’entre elles sont des plateformes numériques facilitant les interactions de pair à pair et la mobilisation citoyenne en vue de résoudre des problèmes sociaux ou environnementaux.
Systèmes d’information de voisinage, plateformes d’engagement citoyen, SIG participatifs, plateformes de financement participatif soutenant des projets sociaux ou environnementaux : autant d’innovations appartenant à la sphère des ISN.
Par exemple, l’application Ushahidi, conçue pour cartographier les violences après les élections kényanes de 2008, collecte et diffuse des informations sur les violences urbaines, ce qui permet aux usagers de les éviter et aux autorités publiques de les prévenir. Quant à l’application I Wheel Share, elle facilite la collecte et la diffusion d’informations sur les expériences urbaines (positives et négatives) susceptibles d’être utiles aux personnes en situation de handicap.
Deux derniers exemples, qui reposent sur des équipements numériques autres qu’un smartphone. Primo le boîtier électronique KoomBook, créé par l’ONG Bibliothèques sans frontières, et qui utilise un hotspot Wi-Fi pour fournir des ressources éducatives basiques aux personnes privées d’accès à Internet. Deuxio le capteur portatif développé par l’entreprise Plume Labs, qui mesure la pollution de l’air locale en temps réel et communique ses données à une communauté d’usagers.
Clarté théorique… mais grand flou empirique
Qu’elles semblent nettes les frontières des ISN dans notre figure ! Malheureusement ça n’est pas si clair dans la pratique, où ces frontières sont beaucoup plus floues.
Par exemple, peut-on dire d’une technologie qui facilite au plus grand nombre l’accès à certains biens et services (mobilité urbaine individuelle, hébergement touristique de courte durée…) qu’elle ambitionne de résoudre des problèmes sociaux ou environnementaux ?
Prenons le cas d’Airbnb : d’après notre définition, cette innovation numérique pourrait être considérée comme une ISN. En effet, elle repose sur une plateforme numérique à travers laquelle une voyageuse peut trouver un hébergement moins cher et moins anonyme qu’à l’hôtel, tout en faisant (peut-être) connaissance avec ses propriétaires et en bénéficiant de leurs (éventuelles) offres de services (« expériences » Airbnb). Par exemple, un cours de koto suivi d’un thé matcha dans une maison culturelle japonaise vous coûtera 63 euros.
D’un côté, Airbnb permet donc à certaines personnes d’arrondir leurs fins de mois, et de l’autre à des voyageurs-euses d’avoir accès à un panel d’« expériences » locales. Mais l’ISN de cette entreprise facilite également une activité lucrative non soumise aux obligations légales (fiscalité, droit du travail, hygiène…) imposées aux hôteliers.
Elle exclut aussi les acteurs ne disposant pas d’un capital numérique suffisant ou de biens immobiliers situés en zone touristique. Une grande partie des acteurs locaux reste du côté pauvre des fractures numérique et immobilière.
Mesurer l’impact sociétal
Sans disposer d’indicateurs robustes des impacts sociaux et environnementaux des ISN, il semble difficile d’en clarifier les contours. Or, construire de tels indicateurs n’est pas aisé d’un point de vue méthodologique, et il n’est pas facile d’obtenir des données pour les utiliser, car les innovateurs y donnent rarement accès.
De plus, certains innovateurs et autres acteurs peuvent pratiquer le « sharewashing » en masquant des activités commerciales derrière un écran de fumée « partageux ». Pour dépasser ces difficultés, on ne peut qu’encourager un débat ouvert au sujet de la redistribution des bénéfices générés par les ISN, des personnes exclues de leur utilisation, et des facteurs qui en déterminent les impacts sociaux et environnementaux.
La difficulté d’éclaircir les frontières des ISN ne doit pas décourager les contributions à ce nouvel objet de recherche, car il serait regrettable qu’il restât au stade de simple expression à la mode. En effet, les ISN portent un fort potentiel de transformation sociale et environnementale, ne soit-ce que par leur capacité à reconfigurer les relations de pouvoir et les modalités de conception des biens et services polluants (voir Smith et coll., 2013).
Mais il serait tout aussi regrettable d’imposer une définition trop restrictive des ISN où des acteurs comme Uber et Airbnb n’auraient pas leur place. Au final, seule l’implication d’une grande variété de parties prenantes des ISN (utilisateurs et non-utilisateurs, à but lucratif et non lucratif…) à la construction de ce nouvel objet social nous semble à même de générer un consensus, mais nous manquons en France d’institutions capables de porter un tel projet.
Müge Ozman, Professor of Management, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom et Cédric Gossart, Associate professor, Institut Mines-Télécom (IMT)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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