La neutralité du net est un véritable bouclier législatif pour éviter les discriminations numériques. Régulièrement défendue dans l’actualité, elle garantit aux citoyens et aux entreprises une égalité d’accès au réseau internet. Dernier exemple en date : l’Arcep publiait le 30 mai dernier un rapport sur l’état de l’internet. La neutralité du net y est largement évoquée. Marc Bourreau, chercheur à Télécom ParisTech, revient pour nous aux fondamentaux. Il nous détaille de quoi il s’agit, les grandes menaces qui pèsent sur elle, et les enjeux économiques sous-jacents.
Comment définir la neutralité du net ?
Marc Bourreau : La neutralité du net, ce sont des règles qui imposent aux fournisseurs d’accès internet (FAI) de traiter tous les paquets de données de la même façon. L’idée c’est qu’il n’y ait pas de discrimination du traitement au niveau du réseau qui serait relative au contenu, au service, à l’application ou à l’identité de la source du trafic. Lorsque je parle de contenu, il faut bien comprendre qu’il s’agit de tous les paquets du protocole IP. Cela comprend le web, avec les réseaux sociaux, les sites de presse, les plateformes de streaming ou de jeux… mais aussi les autres services comme les mails.
Si elle n’est pas respectée, comment des discriminations peuvent-elles se manifester ?
MB : Un exemple emblématique s’est produit aux États-Unis. Un opérateur proposait un service d’appel vocal par internet, sur le protocole IP — comme Skype. Il avait décidé de bloquer tous les services concurrents — dont Skype notamment. Concrètement, un client ne pouvait pas passer un appel avec une autre application que celle de son opérateur. C’est comme si en France un opérateur avec un service de vidéo à la demande comme Orange décidait de bloquer Netflix pour ses clients.
La neutralité du net est régulièrement à l’actualité. Pourquoi ?
MB : Elle a fait l’objet d’un long feuilleton juridique et politique aux Etats-Unis. Là-bas, la Federal Communications Commission (FCC), le régulateur des télécoms, de l’internet et des médias, a considéré en 2005 que l’accès à internet ne relevait plus du domaine juridique des télécommunications. La FCC a statué qu’il relevait plutôt des services d’information. Cela a eu de grosses implications. Au nom des questions de liberté d’information, la FCC n’avait que peu de pouvoir de régulation, et les opérateurs disposaient d’une plus grande marge de manœuvre. En 2015, l’administration Obama a décidé de repasser l’accès à internet dans la catégorie des télécommunications. La FCC a retrouvé son pouvoir de régulation et a défini trois grandes règles en février 2015.
Quelles sont ces règles ?
MB : Pas de blocage de trafic de la part d’un FAI sauf raisons objectives de gestion du trafic — comme assurer la sécurité du réseau. Pas de dégradation d’un service concurrent de la part des FAI. Et pas de file de priorité payante pour accéder à un meilleur trafic, c’est à dire pas d’autoroute de l’internet. Là où l’actualité reprend le dessus, c’est avec la nouvelle administration Trump. Il a annoncé vouloir revenir sur ces règles. Le nouveau directeur de la FCC, Ajit Pai, nommé par Trump en janvier dernier, a annoncé son souhait de requalifier le service internet dans la catégorie des services d’information.
Et en Europe, la neutralité du net est-elle autant débattue ?
MB : Depuis le 30 avril 2016, le règlement européen pour un internet ouvert adopté en novembre 2015 est en vigueur. On y retrouve les trois mêmes règles, avec une légère différence sur la troisième — celle des autoroutes de l’internet. Elle est formulée de façon plus stricte en interdisant toute discrimination. C’est à dire que même si un opérateur veut mettre en place une autoroute de l’internet gratuite, il ne le peut pas.
Les menaces qui pèsent sur la neutralité du net aux Etats-Unis peuvent-elles avoir des répercussions en Europe ?
MB : Pas d’un point de vue législatif. Mais indirectement il pourrait y avoir quelques conséquences. Prenons un cas hypothétique. Si les opérateurs américains instauraient des autoroutes de l’internet, ou faisaient payer les services pour qu’ils bénéficient de files prioritaires, les grosses plateformes pourraient souscrire à ces offres. Si Netflix devait payer un accès favorisé aux réseaux sur le territoire des États-Unis, il pourrait augmenter le prix de ses abonnements pour compenser. Et cela pourrait alors toucher indirectement les consommateurs européens.
La question de la neutralité du net semble plus débattue aux Etats-Unis qu’en Europe. À quoi cela peut-il être dû ?
MB : En Europe, le problème de neutralité du net est moindre qu’aux Etats-Unis, et il est souvent dit que c’est parce que nous avons plus de concurrence sur le marché de l’accès à internet en Europe. J’ai travaillé sur cette question avec un collègue, Romain Lestage. Nous avons analysé l’impact de la concurrence sur la tentation des opérateurs télécoms de faire payer les producteurs de contenu. Ces travaux ont mis en évidence que lorsque le marché devient plus concurrentiel, les opérateurs gagnent logiquement moins d’argent du côté des consommateurs et qu’ils ont alors plus de tentation de gagner de l’argent du côté des producteurs de contenu. Donc plus il y a de concurrence, plus il y a de tentation à dévier de la neutralité du net.
Certaines technologies du numérique mettent-elles la neutralité du net en danger en Europe ?
MB : La 5G va interroger la pertinence de la régulation européenne. Elle pose des questions particulières sur la neutralité du net. Elle est conçue comme une technologie qui doit permettre de fournir des services avec des qualités très différentes. Certains vont être très sensibles au temps de réponse du serveur, d’autres au débit. Entre des communications d’objets connectés ou du streaming en ultra HD, les besoins ne sont pas les mêmes. Ceci appelle à différencier la qualité de service sur les réseaux, ce qui est contradictoire a priori avec la neutralité du net. Les opérateurs télécoms en Europe avancent ces arguments pour réétudier la régulation, en plus de certifier que cela augmentera les investissements faits dans le secteur.
La neutralité du net bloque-t-elle les investissements ?
MB : Nous avons travaillé sur la question avec des collègues de la chaire Innovation et régulations dans les services numériques. Nos recherches ont montré que sans une régulation de type neutralité du net, les lignes prioritaires — les autoroutes de l’internet — conduiraient à une hausse du revenu des opérateurs, qu’ils réinvestiraient dans la gestion du trafic sur les réseaux pour offrir une meilleure qualité de service. Quant aux producteurs de contenu qui souscriraient à des files prioritaires, ils tireraient des avantages en proposant aux utilisateurs des contenus de meilleure qualité. En revanche, ces recherches ont aussi montré qu’une dérégulation conduirait à la dégradation des files de trafic gratuites pour inciter les fournisseurs de contenus à utiliser les files payantes. La législation sur la neutralité du net permet donc réellement de limiter les discriminations au détriment des fournisseurs de contenus, et donc également des consommateurs.
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