La capacité des algorithmes à transformer un secteur n’est plus à démontrer. Dans le cas des télécommunications, ils pourraient bien avoir des conséquences majeures sur leur façon de produire et de consommer l’énergie. Entre réduction du bilan énergétique des installations réseaux, et meilleure utilisation des énergies renouvelables, les opérateurs engagent de grands chantiers. Et à chaque fois, des algorithmes sont au cœur de ces changements. Présentation des transformations à l’œuvre au travers des travaux de Loutfi Nuaymi, chercheur en télécommunication à IMT Atlantique. Il abordait le sujet le 28 avril dernier lors du colloque IMT dédié à l’énergie et à la révolution numérique.
20 000. C’est en moyenne le nombre d’antennes relais que compte un opérateur mobile en France. Aussi appelées « stations de base », elles représentent 70 % de la facture énergétique des acteurs télécoms. Chacune émettant à une puissance aux alentours de 1 kW, diminuer leur demande en électricité est un véritable enjeu pour les opérateurs afin d’améliorer l’efficacité énergétique de leurs réseaux. Pour atteindre cet objectif, le secteur mise pour le moment moins sur la partie logicielle que sur les progrès technologiques du matériel. Avec les derniers progrès, une station de base récente consomme bien moins d’énergie pour un débit de données près de cent fois plus élevé. Mais de nouveaux algorithmes prometteurs d’économie d’énergie sont développés, dont certains consistant tout simplement… à couper les stations de base sur certaines plages horaires !
La solution peut paraître radicale ; couper une station de base d’un réseau cellulaire, c’est potentiellement empêcher tous les utilisateurs d’une cellule d’accéder au service. Loutfi Nuaymi, chercheur en télécommunication à IMT Atlantique, travaille en collaboration avec Orange sur cette problématique. Il souligne « qu’il ne s’agit de couper des stations de base que dans des heures de faible sollicitation, et en zone urbaine où le recouvrement entre cellules est plus grand ». Dans les grandes villes, couper une station de base de 3 h à 5 h du matin n’aurait quasiment aucune conséquence, car l’utilisateur aura de très grandes chances de se trouver dans une zone qui est couverte par une deuxième station de base, voire plus.
Ici, le rôle des algorithmes est double. D’abord, gérer les coupures des antennes lorsque la demande des utilisateurs diminue (la nuit notamment), tout en maintenant une couverture réseau suffisante. Ensuite, rallumer progressivement ces stations de base lorsque les usagers se reconnectent (le matin) jusqu’aux heures de pointe qui demandent que toutes les cellules soient activées. Une technique qui pourrait être particulièrement efficace pour économiser l’énergie, dans la mesure où actuellement les stations de base restent presque systématiquement allumées, même en heures creuses.
Loutfi Nuaymi constate que « l’utilisation de tels algorithmes de mise en veille met du temps à faire son chemin chez les opérateurs ». La réticence est compréhensible, puisque la coupure de service est par nature la hantise des entreprises télécoms. Aujourd’hui, certains pourraient mettre en veille une station de base sur dix dans certaines zones urbaines denses, au milieu de la nuit. Mais le chercheur d’IMT Atlantique est confiant sur la qualité des travaux, et assure qu’il est possible « d’aller plus loin, tout en garantissant une bonne qualité de service. »
Si les algorithmes de gestion d’énergie peuvent déjà apporter des bénéfices conséquents sur la consommation des réseaux 4G, ils sont d’autant plus intéressants que la 5G amènera dans les cinq prochaines années la croissance de nouvelles cellules qu’il faudra également gérer. La nouvelle génération se basera en effet sur un grand nombre de femtocellules, couvrant des zones de l’ordre de la dizaine de mètres — en plus de macrocellules classiques ayant une couverture de l’ordre du kilomètre.
Les femtocellules consomment beaucoup moins d’énergie, mais compte tenu de leur nombre il peut être avantageux de les couper lorsqu’elles sont inutilisées. D’autant plus que les femtocellules n’ont pas vocation à être la source d’émission de données primaire, mais viennent en support des macrocellules. Les couper n’empêche pas du tout un usager d’accéder au service. Loutfi Nuaymi détaille un fonctionnement possible : « Il est envisageable d’avoir un système dans lequel le terminal d’un utilisateur se manifestera à l’opérateur lorsqu’il entrera dans une femtocellule. L’algorithme de gestion d’énergie de l’opérateur pourra alors calculer s’il est avantageux d’allumer la femtocellule, en prenant par exemple en compte le coût de mise en route, ou la disponibilité de la macrocellule. Si celle-ci n’est pas surchargée, il n’y a pas d’intérêt à allumer la femtocellule. »
Quel mix énergétique pour alimenter les réseaux mobiles ?
La valeur de ces algorithmes réside dans leur capacité à calculer des rapports coûts/bénéfices selon un modèle prenant en compte le maximum de paramètres possibles. Ils sont ainsi capables d’apporter autonomie, flexibilité, et rapidité d’exécution dans la gestion des stations de base. Ce principe d’aide à la décision, les chercheurs d’IMT Atlantique le poussent pour aller plus loin encore que l’allumage ou la mise en veille des stations de base. En plus de limiter la consommation d’énergie de la sorte, ils développent d’autres algorithmes capables d’optimiser le mix énergétique dans l’alimentation du réseau.
Le point de départ est le suivant : les énergies renouvelables sont moins chères, et si l’opérateur se dote de panneaux solaires ou d’éoliennes, il doit stocker l’énergie produite pour lisser la périodicité du soleil ou la sporadicité du vent. Dès lors, entre énergie stockée, énergie fournie par les installations solaires et éoliennes de l’opérateur, et énergie de la grille de distribution classique — plus ou moins intelligente — comment choisir ? Loutfi Nuaymi et son équipe travaillent là aussi sur des cas d’usage en partenariat avec des industriels pour tester et mettre au point des algorithmes capables d’apporter des réponses.
« L’une des questions très concrètes que se posent les opérateurs, c’est celui de la taille des batteries de stockage, indique le chercheur. S’ils prennent des batteries énormes, elles leur coûteront l’équivalent de ce qu’ils économisent en passant des énergies fossiles aux renouvelables. Si elles sont trop petites, ils seront confrontés à des difficultés de stockage. Nous mettons alors au point des outils algorithmiques pour les aider dans ces choix, et définir la taille adaptée en fonction de leurs besoins, du type de batteries utilisées et de leurs capacités de production. »
Autre questionnement : est-il plus rentable de doter chaque station de base de son propre panneau solaire ou de sa propre éolienne, ou bien de créer une ferme énergétique alimentant plusieurs antennes ? La piste est en cours d’étude, mais des résultats préliminaires laissent penser que les panneaux solaires n’imposent pas forcément une organisation préférentielle. En revanche, les éoliennes étant des éléments volumineux parfois rejetés par le voisinage, il serait préférable de les grouper.
Des énergies renouvelables jusqu’à en diminuer la qualité de service ?
Une fois que ce genre de contrainte est écartée, il s’agit de calculer la part maximale d’énergies renouvelables à incorporer dans le mix énergétique avec le moins de conséquences possibles sur la qualité du service mobile. L’ensoleillement et la force du vent sont par nature sporadiques. La diminution brutale de la production d’un champ éolien ou d’une ferme de panneaux solaires d’un opérateur peut alors avoir des conséquences directes sur la disponibilité du réseau : pas d’énergie, pas de stations de bases allumées.
Loutfi Nuaymi souligne que ces limites montrent la complexité du développement des algorithmes : « Nous ne pouvons pas juste considérer le montant de la facture énergétique de l’opérateur. Nous devons aussi prendre en compte la part minimale d’énergies renouvelables qu’il souhaite pour que ses pratiques collent aux attentes des consommateurs, la distribution moyenne du débit pour satisfaire les utilisateurs… »
Les résultats des recherches dans ce domaine montrent que dans la plupart des cas, il est possible de porter à 40 % la part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique en n’accusant une diminution de la qualité du service que de 8 %. En heures creuses, cette altération est alors légère et n’entrave pas de manière significative l’accès au service des usagers du réseau.
Et même dans le cas d’une forte réduction de la qualité de service, Loutfi Nuaymi a des solutions : « Nous avons travaillé sur un modèle d’abonnement mobile qui retarde les appels si le réseau n’est pas disponible. L’idée reprend le principe du surbooking pour les avions : les abonnés volontaires — qui ne sont pas obligés de souscrire à cet abonnement bien entendu — acceptent de prendre le risque que le réseau soit indisponible temporairement, et reçoivent en contrepartie une compensation financière s’ils sont entravés dans leurs usages. »
Bien que ce nouveau format d’abonnement ne soit qu’une piste de réflexion pour les opérateurs, et que sa réalité soit encore loin, il montre les transformations possibles dans le secteur des télécommunications dues aux questions énergétiques. Des interrogations sont parfois soulevées sur le futur du métier d’opérateur mobile. Compte tenu de la consommation de leurs installations, et de l’essor des smart grids permettant une meilleure gestion de l’autoproduction et de la revente d’électricité, ces acteurs du numérique pourraient être amenés à terme à devenir de réels acteurs de l’énergie.
« La question est ouverte, et les débats vont bon train sur ce sujet » atteste Loutfi Nuaymi. « Certains pensent que l’énergie est un métier à part, d’autres que rien n’empêche de vendre l’énergie collectée. » La controverse pourrait être tranchée par de nouveaux travaux scientifiques, auxquels participe également le chercheur : « Nous faisons déjà des calculs technico-économiques pour étudier les perspectives des opérateurs. » Des résultats attendus, pourrait bien survenir une transformation significative du marché de l’énergie et des télécommunications.
Cet article fait partie de notre dossier Numérique et énergie : des transitions inséparables !
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