Loréa Baïada-Hirèche, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom ; Bénédicte Bourcier-Béquaert, ISC Paris Business School et Sachet-Milliat Anne, ISC Paris Business School
Depuis le 1er janvier 2017, seuls les paquets neutres sont autorisés à la vente en France. Cette mesure vient s’ajouter à une longue tradition de réglementations anti-tabac initiée par la loi Evin en 1991 et dont un des temps forts avait été, il y a 10 ans, l’interdiction de fumer dans les lieux publics. L’idée que le tabac est un produit nocif pour la santé, voire meurtrier, est désormais bien ancrée dans l’opinion publique.Les marketers travaillant dans l’industrie du tabac se retrouvent donc dans une position délicate du point de vue de l’éthique puisqu’ils commercialisent un produit dont la consommation est nocive pour le consommateur. Comment vivent-ils une telle situation ?
Des « vendeurs de mort » pris à partie de toutes parts
Accès restreint à la cigarette, hausses de prix successives, campagnes de communication dénonçant les méfaits du tabac sur la santé, inscription de « Fumer tue » en gros caractères sur les paquets… les nombreuses offensives anti-tabac menées par l’État ont véritablement « dénormalisé » la consommation du tabac. Celle-ci n’est en effet plus considérée comme acceptable.
De plus, les procès retentissants menés par les associations de consommateurs contre les fabricants de cigarettes, notamment aux États-Unis, ont eu pour conséquence de déplacer la responsabilité du fumeur vers celle du fabricant. Ils ont jeté le discrédit sur les pratiques de ces organisations, notamment en termes de transparence de l’information. Celles-ci auraient gardé le silence sur le caractère nocif et addictif du produit.
Les nouvelles mesures gouvernementales s’attaquent avec encore plus de virulence au marketing du tabac. Le paquet neutre consiste ainsi à supprimer des paquets les attributs visibles et distinctifs de la marque comme ses couleurs et son logo. Par ailleurs, Vogue, Gold, Allure… ces marques aux dénominations trop attractives, vont être interdites en France. Outre la responsabilité du fabricant, c’est bien celle du marketing qui est pointée du doigt.
Parce que les normes sociétales sont désormais très hostiles au tabac et à son marketing, les marketers de ce secteur sont devenus l’objet d’attaques multiples. Ils sont pris à partie de toutes parts. « Au ministère des Finances, c’est comme ça qu’on avait été accueillis : « Voilà les vendeurs de mort » confie l’une d’entre eux. « Les méchants », « les mauvais »… tels sont les autres qualificatifs qui les désignent.
En commercialisant des produits nocifs, les marketers sont au cœur d’un conflit opposant d’une part les normes de la société résolument anti-tabac et celles de leur entreprise dont la mission est de promouvoir le tabac. En d’autres termes, ils sont amenés à transgresser les normes sociétales pour le compte de leur organisation. Les situations gênantes se multiplient et ce conflit de normes peut être particulièrement difficile à vivre pour les marketers.
Du cabinet de recrutement aux cercles amicaux, ils sont confrontés à la même question : « Mais ça ne vous a pas posé problème de vendre des produits qui peuvent provoquer le cancer ? ».
Comment un individu « ordinaire », respectueux de la morale dominante, peut-il adopter des conduites apparaissant comme non éthiques aux yeux de tous ? Différentes recherches en psychologie sociale et en sociologie ont cherché à comprendre un tel phénomène. La clef du mystère résulte dans les mécanismes de justification déployés par les individus pour combler l’incohérence dans laquelle ils se trouvent : respecter les normes sociales dominantes tout en devant, dans un certain contexte, commettre des actes qui vont à leur encontre.
Selon les sociologues de la déviance Sykes et Matza (1957), ces mécanismes permettent aux individus commettant des déviances de se protéger de la condamnation morale et de limiter leur culpabilité, en neutralisant l’idée que celles-ci sont problématiques. Ils ont ainsi identifié cinq « techniques de neutralisation » couramment utilisées par les individus déviants pour se protéger : le déni de la responsabilité, le déni des dommages, le déni des victimes, la condamnation des accusateurs et l’appel à des loyautés supérieures.
Initialement destinés à étudier la délinquance juvénile, ces travaux sont devenus une référence incontournable pour étudier des formes très variées de déviances, notamment dans le domaine des affaires.
S’inspirant de ces travaux, notre étude s’intéresse à la spécificité des arguments mobilisés par les marketers du tabac pour gérer leur position inconfortable sur le plan éthique.
La réaction des marketers face à la pression sociale
Les entretiens que nous avons menés avec des marketers du tabac font ressortir que ces derniers ont deux manières de vivre la condamnation morale dont ils font l’objet. Certains se déresponsabilisent en soulignant l’impuissance du marketing, paralysé par une législation excessive. D’autres expriment un cas de conscience permanent qu’ils peuvent gérer de différentes façons.
1. Le marketer déresponsabilisé et affaibli par la loi
Des actions marketing excessivement limitées : l’argument principalement évoqué est que la contrainte légale est si forte qu’elle limite considérablement l’action du marketing et par là, la responsabilité du marketer. L’un d’entre eux explique :
« J’ai pas le temps d’avoir des problèmes éthiques puisque moi, on m’interdit de faire quoi que ce soit avant d’avoir un cas de conscience. »
La réglementation empêche dorénavant les contacts avec les consommateurs :
« On n’a plus le droit de communiquer avec les consommateurs. Donc la seule chose qu’on fait, c’est qu’on communique avec les professionnels, avec les buralistes. »
L’État hypocrite est responsable : en outre, des arguments sont avancés destinés à mettre en avant la responsabilité de l’État dont la posture est jugée hypocrite. L’État souhaite-t-il vraiment diminuer la consommation de tabac ? Ne cherche-t-il pas surtout à préserver une activité qui est profitable pour lui à travers les taxations opérées sur le produit ? Il prendrait ainsi des mesures visibles aux yeux de la société civile (par exemple, la hausse du prix des cigarettes, le paquet neutre) mais inefficaces (comme des hausses de prix insuffisantes pour faire stopper les fumeurs).
« Tous les ans, il y a une ou deux augmentations de prix fixées par l’État. Et elles sont faibles pour que le taux d’abandon ne soit pas trop important… C’est vraiment vicieux. »
« Le consommateur sait ce qu’il fait » : la responsabilité du consommateur est également invoquée. La dimension nocive de leur produit est clairement spécifiée sur les paquets de cigarettes à grand renfort d’images dissuasives et de mentions telles que « fumer tue ». On ne peut pas donc pas reprocher aux marketers travaillant dans le tabac de tromper leurs consommateurs ou de les intoxiquer à leur insu. Un responsable marketing se justifie de la sorte :
« Mais le tabac en l’occurrence on nous rabâche tellement tout le temps que c’est super nocif, et on nous met des avertissements de 40 % ou de 60 % du paquet, qu’à un moment donné vous vous dites qu’il faut être complètement stupide ou illettré pour ne pas comprendre qu’il y a un risque. »
« Le marketing n’a pas d’incidence sur le fait de fumer » : pour mieux montrer l’absence de responsabilité des marketers, un autre argument avancé souligne le peu d’influence que le marketing a sur les comportements des consommateurs. L’incitation à fumer ne provient ainsi pas de la publicité faite par les fabricants de cigarettes mais de l’influence d’autres fumeurs, notamment au moment de l’adolescence qu’il s’agisse de proches ou de personnes célèbres auxquelles les jeunes s’identifient.
Ainsi, « le marketing, fait changer les gens de marque. Il ne fait pas aimer le tabac ». Cette idée n’est pas partagée par le gouvernement qui tente bien au contraire de démonter la puissante machine marketing et les stratégies de branding en résultant. L’avenir devrait nous dire ce qu’il en est du véritable pouvoir de la marque sur l’adoption d’un comportement de consommation. Un bilan sur les effets du paquet neutre sera instructif à cet égard.
Dans ces conditions, le marketer a le sentiment d’exercer un marketing diminué, vidé de son contenu et de son intérêt, ce qui génère un véritable blues professionnel. Et l’une d’entre eux de conclure : « On faisait un marketing différent. Il y a une différence avec le marketing tel qu’on le pratique dans d’autres secteurs. Dans le tabac, quand on fait du marketing, on n’est pas fiers ».
2. Le blues existentiel du marketer
Difficile tout de même pour les marketers d’échapper totalement à leurs responsabilités. Pour certains, la pression sociale est difficile à esquiver. Une jeune chef de produit raconte : « Une fois je me souviens j’étais à un dîner et il y avait un pneumologue… enfin… un médecin qui était là. Et c’était horrible parce qu’il m’avait demandé ce que je faisais et j’ai dû lui dire que j’étais dans le tabac et j’étais très très mal. Il m’avait regardée avec des yeux… j’avais l’impression que j’étais le diable en personne ».
Le malaise ne touche plus l’intérêt des postes marketing. Il dépasse le périmètre professionnel et la question de l’utilité du marketing pour prendre une ampleur existentielle. L’un d’entre eux confie à ce sujet : « Qu’est-ce que je fous là ? » À cette question, certains répondent en quittant le secteur :
« C’est tellement pas anodin que des gens disaient « tu vends la mort », ce genre de remarque extérieure, moi au bout d’un moment j’assumais plus de travailler dans le tabac. »
Celles et ceux qui restent dans cette activité se justifient au nom de motifs de nature économique.
« Je n’avais pas le choix… » : c’est la nécessité qui les a poussés vers ce secteur honni : la crise économique, la pénurie d’emploi, les salaires pratiqués qui leur permettent de faire vivre leur famille. Les marketers invoquent la nécessité de gagner leur vie pour justifier leur entrée dans le secteur, la situation économique difficile venant renforcer le caractère contraint de leur choix. En outre, ils expriment également leur volonté d’exercer une fonction marketing, afin de développer leur expertise dans leur métier, à l’instar de cette chef de produit : « Moi j’avais aussi envie de faire du marketing. Alors oui. C’est pas top, c’est le tabac… mais au moins j’exerçais mon métier et voilà quoi. »
Des conditions matérielles confortables : c’est encore les avantages matériels qui les font rester car les conditions financières, les carrières, les formations, un certain confort sont autant d’éléments qui les empêchent de quitter cette « prison dorée » et viennent compenser le « coût moral » qu’elle leur fait subir. L’un d’entre eux raconte :
« Tu as de très beaux locaux, des séminaires à gogo… tu as toutes les formations que tu veux… Tu vois ce que j’allais dire : tu profites d’un système. Mais bon c’est une entreprise qui redistribue pour ses salariés. »
Responsable mais pas coupable : pour faire face à la situation et assumer une activité dont ils sont conscients de la dimension problématique, les marketers se concentrent sur la dimension technique et économique de leur métier. L’objectif est de mettre en œuvre les opérations marketing de la façon la plus efficace possible. Les questions morales sont ainsi exclues. En d’autres termes, cela revient à se déclarer responsable mais pas coupable d’une quelconque faute morale.
Pour se consacrer aux impératifs économiques énoncés par l’entreprise, les marketers se mettent en quelque sorte à l’abri de la condamnation morale provenant de l’extérieur en se préservant une sorte de cocon. Ainsi, un marketer décrit :
« Au niveau de la pratique du marketing : on se met dans une bulle. On fonctionne à l’intérieur de son service. On fait tout le marketing : le stratégique, l’opérationnel… mais avec une dimension un peu différente. Une fois qu’on est rentré dans cette bulle, pas de problème. »
Des prisonniers ?
Bien que les marketers du tabac aient choisi librement de travailler pour cette industrie, ils se retrouvent prisonniers « à l’insu de leur plein gré » d’une situation qui engendre un véritable mal-être au travail. Les contraintes juridiques croissantes ont vidé progressivement de son sens le métier du marketer, en remettant en cause les fondamentaux mêmes du marketing.
Paradoxalement les marketers en viennent, pour faire face à la réprobation sociale et diminuer leur malaise éthique, à démontrer l’inutilité de leurs actions marketing. Le préjudice moral et social n’est que partiellement compensé par une politique de gestion des ressources humaines particulièrement généreuse.
Certains arrivent à tenir dans le secteur en se déresponsabilisant ou en acceptant d’être dans une prison dorée, tandis que d’autres ne parviennent plus à un moment donné à neutraliser leur malaise éthique et finissent par démissionner.
Cet article a été rédigé à partir d’une recherche publiée de façon intégrale dans l’article suivant : Sachet-Milliat A., Baïada-Hirèche L., Bourcier-Bequaert B., « Les Marketers des secteurs controversés face à leur conscience : une approche par la théorie des neutralisations », Recherche et Applications en Marketing, 32 (3), mars 2017.
Loréa Baïada-Hirèche, Maître de conférences en management des ressources humaines, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom ; Bénédicte Bourcier-Béquaert, Enseignant-chercheur en marketing, ISC Paris Business School et Sachet-Milliat Anne, Enseignant-chercheur en Ethique des Affaires, ISC Paris Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.