Travailler à distance oblige à repenser les méthodes de travail et de coordination entre le manager et son subordonné. Pour le télétravailleur, les frontières entre vie professionnelle et personnelle deviennent poreuses et de nouvelles règles doivent être établies. Cela se manifeste notamment sous la forme d’un droit à la déconnexion. Toutefois Valérie Fernandez, chercheur à Télécom ParisTech, interroge le droit aux compétences numériques de toutes les catégories de salariés, au-delà de ces travailleurs connectés.
En France, entre 2 % et 16 % des salariés sont concernés par le télétravail d’après une étude menée par l’Obergo [1]. En tête de sondage, le secteur de l’informatique et des télécommunications. Cette pratique bouscule les entreprises dans leurs méthodes de management et fait évoluer la relation manager-subordonné. Valérie Fernandez, chercheur en sciences économiques et sociales à Télécom ParisTech, s’est intéressée aux nouvelles figures du télétravailleur et aux usages des dispositifs numériques. Elle pose la question du travail à distance équipé par les technologies numériques.
Comment s’est orchestrée votre étude sur le télétravail ?
Valérie Fernandez : Par l’intermédiaire de plusieurs travaux de recherche réalisés au sein de différentes entreprises (PME et grandes entreprises) nous avons cherché à identifier les figures du télétravailleur les plus contemporaines. Nous avons revisité la diversité des profils sans a priori sur le fait que cette démarche de « travail à distance » réponde à des attentes sociétales fortes et permette de pallier les problèmes de congestion urbaine.
Dans une démarche ethnographique, nous avons observé les télétravailleurs et les managers dans leurs usages des outils numériques et dans leurs modes de management. Ainsi, la téléopératrice aujourd’hui a une activité de télétravail entièrement pilotée par la technologie. Une deuxième figure prégnante est celle du cadre. Celui-ci n’est pas en télétravail formel, mais il effectue de plus en plus de travail « en débordement », à distance depuis son domicile ou d’autres tiers lieux.
Comment le télétravail influence-t-il les méthodes managériales mises en place par les entreprises ?
VF : Le télétravail invite à redéfinir les modes de travail et de coordination : il y a cette idée de manager autrement, indépendamment du présentiel qui embarque un implicite qui ne fait pas toujours sens. Télétravailler oblige à maîtriser les technologies numériques qui « médiatent » les relations à distance ; cela permet aussi de donner au présentiel l’essentiel de ce qu’il doit être : l’occasion de favoriser la discussion par l’oralité et de faire sens d’un collectif dans ses savoirs et ses liens tacites. Manager à distance oblige à co-définir des objectifs et des résultats sur lesquels manager l’activité. Cela force aussi le manager et son subordonné collègue à redéfinir les règles de la confiance, de façon à la construire dans la réciprocité d’un travail qui doit être réalisé « à distance » et d’une reconnaissance de celui-ci par le manager.
On sait très bien que la présence au bureau ne garantit pas le travail mais on oublie quelques fois de se poser ces questions d’implication, de difficultés dans la réalisation de l’activité lorsque le collègue est à ses côtés. Alors qu’elles se posent spontanément lorsque l’on n’a plus le collègue sous les yeux. Dans le cas du télétravail, il faut définir ensemble quels sont les objectifs et leur réalité. Je trouve que ce sont des chantiers de management qui font progresser les process de l’entreprise et la montée en compétences des salariés qu’il doit maîtriser. « A distance », la question de la maîtrise des outils numériques est plus prégnante : le salarié est seul face à une « machine », des logiciels…
Le télétravail a en quelque sorte encouragé les entreprises à revisiter leur mode de management, est-ce que l’on est en train d’assister à une révolution managériale ?
VF : L’avènement du numérique, c’est-à-dire une société numérique constituée d’individus connectés, a forcé les entreprises à revoir leurs modes de management. Ainsi, c’est l’individu connecté, impliqué dans différents réseaux sociaux et devenu consommateur connecté, qui a obligé les entreprises à revoir leurs approches du marketing. La problématique de « Bring Your Own Device » (apportez vos appareils personnels) s’inscrit dans cette même dynamique : l’individu multi-équipé revendique aujourd’hui d’être aussi bien équipé dans son environnement de travail que personnel ; idem pour le cloud computing. Pour nous chercheurs, c’est un vrai changement. Observer la société et ses transformations portées par les usages du numérique oblige à se poser des questions en termes de management pour réinventer les process de gestion.
Quels sont les nouveaux enjeux du télétravail d’aujourd’hui ?
VF : On a cru longtemps que le numérique et l’ubiquité qui lui est associée, viendraient en substitution de la vie réelle : le commerce en ligne se substituerait à la vente en magasin ; les échanges on-line se substitueraient aux échanges en présentiel et limiteraient ainsi les déplacements. Aujourd’hui, plus on télé-communique plus on se déplace car le numérique (les réseaux sociaux, le mail, …) permet d’élargir son réseau professionnel (et personnel). Toutes les études convergent : l’effet de complémentarité est plus prégnant (et complexe à gérer) que l’effet de substitution. Car par ailleurs, c’est l’activité en elle-même que le numérique interroge : chaque élément d’un processus de vente ; chaque tâche élémentaire du travail… Le télétravail renvoie à cette même problématique : certes, il y a la question d’un travail à distance des murs de l’entreprise, mais fondamentalement il y a celle du travailleur équipé de technologies numériques et de ses usages. On peut communiquer aussi « bien » ou aussi « mal » par mail à distance de son collègue dont le bureau est mitoyen du nôtre ; on peut manipuler aussi bien ou mal une base de données partagée avec le collègue dont on partage le bureau…
Derrière cette problématique de travailleur équipé, se pose aussi la question : moi qui suis désormais un individu équipé d’un smartphone ou d’un ordinateur, comment est-ce que je redéfinis mon rapport aux autres, que ce soit dans une logique présentielle ou à distance ? Et ces questionnements font sens dans le monde de l’entreprise qui est par essence celui du collectif.
Qu’en est-il du droit à la déconnexion de ce travailleur équipé ?
VF : En télétravail, la question du droit à la déconnexion s’est très vite posée. Aujourd’hui nos activités de travail sont de plus en plus fragmentées et le droit à la déconnexion vaut surtout pour l’aménagement d’espaces de temps de réflexion. Il y a cette figure du cadre qui n’est pas à proprement parler un télétravailleur, qui montre que la frontière vie privée/vie professionnelle est poreuse. Mais on voit bien toutes les limites de la loi du droit à la déconnexion qui est difficile à opérationnaliser.
Dans le cas d’une grande entreprise qui travaille à l’international, on ne peut pas fermer les serveurs à vingt heures. Donc c’est une loi qui va avant tout permettre de sensibiliser : on sensibilise les entreprises pour qu’elles trouvent leur propre code d’usage collectif de ces technologies numériques. C’est encore une fois l’entreprise qui suit une évolution sociétale sur le rapport à la technologie. Il y a quelques années déjà que, dans nos univers familiaux, nous avons convenu de modalités d’usage des terminaux téléphoniques, d’un devoir et « droit à la déconnexion ».
Pour autant on en oublie que ce monde numérique est en train de fabriquer aussi des clivages des groupes sociaux et des catégories de salariés. Si l’on peut lire cette question de droit à la déconnexion comme une avancée, encore faut-il que tout le monde soit égal par rapport à l’utilisation de ces technologies. Le « droit à la déconnexion » concerne essentiellement les cadres ; qu’en est-il de toutes les catégories de salariés, de leur employabilité dans le monde de l’entreprise et de l’usine numérique ? C’est le droit à la littératie numérique qui doit être posé. Celui de la montée en compétences numériques de toutes les catégories de salariés, pour des activités de plus en plus « cognitives » car mobilisant des technologies numériques.
Je regrette que la loi Travail n’ait pas avancé plus sur ce point car les ouvriers de demain seront bien des « télé » travailleurs, c’est-à-dire des opérateurs qui travaillent « à distance » des machines-outils via des logiciels et terminaux informatiques. Certes, il y a le « droit à la déconnexion » mais il y a aussi le droit à l’employabilité, c’est-à-dire à la connexion.
[1] Observatoire du télétravail et de l’ergostressie (stress technologique)
A lire également sur I’MTech :
2 comments
Pingback: Télétravail : un chantier de remaniements des pratiques managériales – Anaïs Culot
Pingback: Valérie Fernandez - I'MTech