Les technologies numériques peuvent-elles permettre de réduire les risques de suicide ? C’est en tout cas ce à quoi travaillent des chercheurs d’IMT Atlantique. En guise de premiers pas vers cet objectif, ils co-publiaient en octobre dernier des résultats sur le développement et l’utilisation d’une application web pour suivre les patients des services psychiatriques des hôpitaux de Madrid. Ces travaux préliminaires se démarquent déjà sur la scène scientifique internationale par l’échelle de la population suivie grâce au numérique.
Parue dans la revue médicale PLoS ONE au mois d’octobre, une étude réalisée par une équipe internationale[1] de chercheurs décrit le développement et l’utilisation d’une application web pour le suivi de patients. Si la pratique n’est pas forcément nouvelle, cette publication se démarque par le nombre d’individus suivis : 4345. « C’est une échelle rare dans le domaine de la santé connectée, témoigne Sofian Berrouiguet, membre de l’équipe. Les études de ce genre concernent en général quelques dizaines de patients, pas des milliers. » Premier auteur de la publication en question, ce médecin psychiatre du CHU de Brest est également doctorant en sciences de l’information à IMT Atlantique (campus de Brest), sous la direction de Philippe Lenca et Romain Billot.
C’est suite à une année passée à Madrid, au sein des hôpitaux de la Fondation Jimenez Diaz, que Sofian Berrouiguet initie un partenariat avec celle-ci pour suivre les patients de leurs services psychiatriques. « L’organisation de la Fondation, structurée autour de cinq gros centres hospitaliers, nous a permis de déployer notre application à une large échelle » indique-t-il. Durant 5 mois, entre juin et octobre 2014, toute personne majeure et consentante effectuant une visite dans ces services psychiatriques se voyait attribuer un profil sur MEmind, une application web développée par le doctorant. Ce profil était alimenté par les praticiens, qui renseignaient plusieurs variables sur les patients de chaque visite : âge, sexe, informations sur la maladie et sur le traitement prescrit, etc.
En développant une application dédiée, l’équipe de chercheurs se distingue ainsi des projets qui cherchent plutôt à utiliser les bases de données des hôpitaux. « Le problème c’est que les données des hôpitaux sont généralement acquises à des fins administratives. Elles ne sont pas adaptées au suivi des prescriptions et des diagnostics » constate Sofian Berrouiguet. De plus, le format des données diffère d’un hôpital à un autre, cela ajoute donc un fastidieux travail d’harmonisation des bases d’information dans l’optique d’une démarche généralisée.
Convaincre les praticiens
Pour arriver à toucher autant d’individus, il a cependant fallu convaincre les médecins des services madrilènes de participer. Une opération délicate, car développer une application souveraine, séparée des services administratifs des hôpitaux, a un côté négatif : les praticiens doivent renseigner deux fois les informations acquises lors des visites de patients, sur MEmind et sur les logiciels internes usuels. Un revers de médaille dont est conscient Sofian Berrouiguet : « L’avantage que nous avions, c’est que les médecins étaient une population captive ici, le promoteur de l’étude est aussi l’employeur. Peut-être qu’une étude conduite auprès de médecins d’autres centres aurait conduit à une moindre participation de leur part. » En outre, enregistrer les diagnostics et prescriptions des praticiens présente le risque d’une volonté de la direction d’évaluer les performances des professionnels. Pour éviter cela, il a fallu étendre aux médecins l’anonymisation des données déjà effectuée pour les patients.
Pour les professionnels cependant, participer à une telle étude n’est pas uniquement synonyme de charge de travail supplémentaire ou de risque de contrôle trop fort. Obtenir 4345 diagnostics et les traitements associés permet de faire avancer l’état des connaissances sur les pratiques médicales. Philippe Lenca, co-directeur de thèse de Sofian Berrouiguet et responsable du département Logique des usages, sciences sociales et de l’information (LUSSI) à IMT Atlantique, explique les avantages d’une étude menée à cette échelle : « Avoir des données sur beaucoup de profils est d’une importance capitale afin de faire émerger des pratiques dans des cas rares rencontrés par les médecins. En outre, pour mieux y parvenir, nous décrivons les patients par un nombre de plus en plus grand de variables ; plus de 800 dans le cas de MEmind. S’il n’y a pas assez de patients, certains profils minoritaires ne seront pas assez représentés, et les algorithmes de traitement des données passeront à côté, les rendant invisibles. »
Sofian Berrouiguet confirme qu’il y a une sensibilisation importante des médecins psychiatres, à Madrid ou ailleurs, à l’utilisation des données numériques. Selon lui, les praticiens y voient un moyen de répondre à deux de leurs préoccupations : « la gestion des risques d’évolution des maladies, et l’aide à la prescription pour des patients présentant des profils atypiques qui ne rentrent pas dans les recommandations des organismes de santé. »
Faire progresser les connaissances en médecine psychiatrique
Car les pratiques médicales en psychiatrie sont parfois sujettes à controverses. Une étude menée en Europe en 2012 montrait par exemple que près d’un tiers des patients traités pour une schizophrénie recevaient un traitement basé sur plus d’un médicament antipsychotique. Or l’efficacité de cette « surprescription » ou « polypharmacie » ne fait pas consensus dans le corps médical, et les preuves de son succès restent limitées à des expériences de petite ampleur. En revanche, des risques de syndrome métabolique et de mortalité accrue liés à la polypharmacie ont été avancés.
L’utilisation d’une application numérique comme MEmind pourrait typiquement apporter des réponses à ce genre de débat. Dans l’expérience menée auprès des cinq hôpitaux de Madrid, les données recueillies ont permis de montrer que 26 % des médecins psychiatres avaient recours à la polypharmacie. En soi, cette statistique n’apporte pas beaucoup plus de connaissances que l’étude menée à l’échelle européenne de façon classique en 2012. Mais l’avantage de l’application web est qu’elle peut corréler les cas de traitements antipsychotiques multiples à l’évolution de l’état des patients, car les praticiens renseignent à chaque visite ces données. Une corrélation difficile à obtenir sans technologie numérique, car il faudrait interroger un à un les médecins, et répéter les sollicitations au fil des traitements : la méthodologie serait lourde. En étudiant les données recueillies à une échelle plus grande que le réseau madrilène, il serait alors possible de statuer l’efficacité ou non des traitements antipsychotiques multiples sur la base d’éléments solides.
Au-delà des cas de polypharmacie, MEmind a également enregistré des données sur les dosages de médicaments prescrits, sur les catégories d’antipsychotiques utilisées selon la maladie rencontrée, ou même plus généralement sur les cas de troubles psychiatriques pour lesquels les spécialistes avaient recours à tel ou tel médicament. Autant d’observations qui permettent d’affiner les connaissances des effets des traitements sur les maladies, et de donner des réponses aux praticiens. « La tendance des médecins à s’écarter des recommandations est quelque chose de connu, affirme Sofian Berrouiguet. Cela peut bien sûr être motivé par une méconnaissance, et donc un problème de formation, mais aussi par un effet insuffisant du traitement recommandé. » C’est dans ce deuxième cas que MEmind a toute sa place, en enregistrant les données sur des cas particuliers, afin d’aider à la décision en faisant émerger des sous-populations de malades pour lesquelles un nouveau traitement spécifique est nécessaire. « Nous publierons en tout début d’année dans la revue JMIR [Journal of Medical and Internet Research] une étude similaire sur les prescriptions en milieu hospitalier. L’application nous montre que le phénomène de polypharmacie est encore plus marqué » annonce le chercheur.
Vers la réduction des tentatives de suicide
Ce travail mené en partenariat avec les équipes de Madrid se veut être une première étape d’un projet plus ambitieux. Car si Sofian Berrouiguet s’intéresse à la relation entre les technologies de l’information et de la communication et la santé, son sujet de thèse poursuit également un but ciblé : aider à la prévention du risque de suicide, en particulier des cas de récidive. Philippe Lenca, qui co-dirige sa thèse avec Romain Billot, explique que ce premier travail « a permis de prouver la faisabilité d’une application web à grande échelle pour acquérir des données sur les patients au travers des visites médicales. »
Si la publication de PLoS ONE parue en octobre n’exploitait que les renseignements fournis par les médecins, les chercheurs travaillent déjà sur l’utilisation de données renseignées par les patients entre deux visites. Les personnes suivies pourraient ainsi indiquer si elles se sentent mieux ou non grâce au traitement. « Il y a un grand intérêt à disposer de données sur le patient dans son environnement réel, pointe Philippe Lenca. Cela permet d’accéder à des informations sur la qualité de son sommeil par exemple, qui sont difficiles à obtenir en clinique. ». Dans cette optique l’équipe compte également étudier l’apport des objets connectés dans la collecte de ces informations.
Ce suivi détaillé est particulièrement recherché pour les individus ayant déjà effectué une tentative de suicide. Dans la plupart des cas, les personnes qui survivent se retrouvent rapidement sans assistance dès qu’elles sortent des services hospitaliers. Tout au plus, c’est un service de soutien par téléphone qui leur est apporté. Une application numérique aurait l’avantage de montrer des signes avant-coureurs de récidive et de témoigner progressivement d’un mal-être.
Pour parvenir à cet objectif, Sofian Berrouiguet et ses encadrants de thèse poursuivent les analyses des données des patients madrilènes, en intégrant les paramètres liés aux cas de suicide. Mais le succès d’une telle application est aussi conditionné par la capacité des patients à s’approprier cet outil en l’utilisant de façon proactive. Le design du service web aura ainsi une grande importance pour obtenir leur confiance. « Nous ne pouvons pas attendre qu’un patient renseigne des informations aussi personnelles sur une application totalement dépassée graphiquement ou ergonomiquement » souligne Sofian Berrouiguet.
L’acceptabilité et l’appropriation d’un tel service numérique sera alors un paramètre important à étudier pour l’équipe. Certes, cela prendra du temps. Philippe Lenca précise d’ailleurs que « l’outil ne sera probablement pas au point avant la fin de la thèse de Sofian Berrouiguet, et qu’il faudra encore une nouvelle thèse derrière pour y parvenir ». Mais comme souvent en recherche, il faut savoir prendre son temps pour atteindre l’objectif voulu.
[1] L’équipe associe IMT Atlantique, le CHU de Brest, le CHU de Montpellier et l’Inserm en France, les hôpitaux madrilènes de la Fondation Jimenez Diaz et le CIBERSAM en Espagne, l’Icahn School of Medecine et la Columbia university à New York.
Sofian Berrouiguet reçoit un prix de la Fondation de l’Avenir pour la recherche médicale appliquée
La Fondation de l’Avenir pour la recherche médicale appliquée a récompensé Sofian Berrouiguet le 6 décembre 2016. Elle lui a attribué le Prix de la santé numérique pour ses travaux sur la prise en charge de la crise suicidaire à l’aide d’outils numériques. Crée en 1987, la Fondation de l’Avenir a vocation à soutenir et promouvoir la recherche et l’innovation en santé.
Très bon article, j’espère que cette application puisse aider à réduire le nombre des suicides !!