Géologue et physicien à Mines Saint-Étienne, Bernard Guy a été amené au fil de ses travaux à questionner la relation entre temps et espace. Ses réflexions, portées au cours de sa carrière et arrivées à maturité, s’inscrivent aujourd’hui pleinement dans le champ disciplinaire de la philosophie des sciences, empiétant parfois sur la frontière avec l’épistémologie. Il les partage avec ses confrères scientifiques et le public au travers de conférences (à l’EHESS, au CNRS…) dont la dernière en date était donnée jeudi 1er décembre à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne. À cette occasion, Bernard Guy revient avec nous sur son intervention et nous détaille ses idées.
Pourquoi proposez-vous de revisiter la notion de temps ?
Bernard Guy : Durant mon éducation, le temps m’a été présenté comme une substance un peu mystérieuse. En physique, c’est un paramètre isolé, qui s’ajoute aux trois dimensions de l’espace. La théorie de la relativité fait se rejoindre certaines lectures faites entre temps et espace, mais garde deux concepts distincts. Or c’est un peu absurde : le temps est lié au monde, il ne peut pas en être séparé. Je me suis donc attaché durant des années à l’y relier. Pour moi, comprendre le temps c’est comprendre sa relation au monde. Si vous voulez, le temps ne peut pas être défini de façon absolue selon moi. Demander s’il existe serait comme demander si le blanc existe. Or le blanc n’existe pas, il n’y a que des choses blanches. Le concept de blanc n’existe qu’au travers de ce que nous décrivons comme portant cette couleur.
Comment définir le temps dans ce cas ?
BG : Je le définis par opposition. J’associe l’idée de mobilité au temps, et celle d’immobilité à l’espace. Quand vous avez une règle pour construire des distances, vous supposez que les deux extrémités de la règle sont immobiles. L’immobilité est donc liée à la notion d’espace. À l’inverse, le temps se construit grâce au changement, grâce à la mobilité. Cette construction par opposition est le seul moyen de décrire le temps et l’espace. Comme nous ne sommes pas des observateurs extérieurs du monde, mais que nous en faisons partie, je ne peux donner qu’une définition relative de l’immobilité par rapport à la mobilité. Il n’y a pas d’un côté le temps, défini de façon absolue, et de l’autre l’espace. Les deux forment une composition.
Pourquoi notre position nous empêche-t-elle de donner une définition absolue ?
BG : Je peux utiliser un petit jeu d’illustration pour l’expliquer. La géologie est un bon exemple, et c’est elle qui a contribué à ma prise de conscience de tout cela. Si je vous montre une montagne avec un pli géologique, comment construire le temps et l’espace dans ce paysage ? Les choses paraissent fixes, à tel point que nous pouvons utiliser tel détail géographique pour nous repérer spatialement. Mais à l’échelle de millions d’années, le mouvement géologique des roches — le pli — est similaire au mouvement d’une vague de la mer pour nous. Ce qui vous servait à définir l’espace peut donc servir à définir le temps. Inversement, à l’échelle de la nanoseconde, un grain de sable dans un sablier est immobile. Pour moi ce n’est pas qu’une allégorie : nous n’avons pas d’outils qui nous permettent de définir indépendamment temps et espace.
Concrètement, qu’est-ce que ce changement de vision impliquerait pour les disciplines scientifiques ?
BG : Je fais partie de l’UMR CNRS Environnement, ville, société[1] qui associe surtout des géographes et des anthropologues dans la région lyonnaise. J’ai été surpris agréablement lorsque j’ai fait part de mes réflexions à mes collègues de cette unité de recherche. Dire qu’il y a une convergence entre les aspects du temps et de l’espace parle à ces gens. Il y a chez eux des travaux de rapprochement, par exemple entre histoire et géographie, qui résonnent avec les miens. J’ai également des collaborations avec des géographes sur la propagation de la néolithisation et des changements sociaux qui ont marqué la fin du paléolithique. Il y a là des liens entre temps et espace.
Les sciences humaines et sociales semblent particulièrement intéressées par ce genre de réflexion.
BG : Oui, et ce n’est pas tant la structure logique entre le temps et l’espace qui les intéresse que l’aspect humain. Comme je viens des sciences dures, j’ai eu quant à moi du mal à concilier des aspects qui pouvaient être parfois contradictoires. Mais les tenants des sciences humaines et sociales avec qui je partage mes travaux sur ce sujet ne sont pas bloqués par ces considérations. Pour des linguistes par exemple, ce qui les intéresse, c’est les relations sémantiques entre les champs lexicaux du temps et de l’espace. Ils constatent que dans la plupart des langues, les mots se rapportant aux deux concepts sont en partie les mêmes. Lorsque l’on voyage — et c’est le cas pour les peuples nomades — on raconte son histoire en fonction des lieux traversés, rapprochant ainsi espace et temps, et il est difficile de changer de mots dans un état sédentaire.
Les sciences de la matière sont-elles autant intéressées par ces réflexions ?
BG : Certains physiciens ont déjà eu des réflexions qui rejoignent les précédentes. Georges Lemaître, l’un des pères de la théorie du Big Bang, associait de façon très étroite le temps et le second principe de la thermodynamique. Pour Georges Lemaître, remonter le temps et remonter au Big Bang signifiait perdre de la multiplicité, du désordre — ce que nous appelons en physique l’entropie. Cela le menait à remonter dans le sens de davantage d’ordre vers un état initial de l’univers où tout serait parfaitement organisé, sans mouvement, et donc où le temps ne pourrait plus être défini.
Qu’est-ce que les sciences de la matière peuvent-elle alors attendre de votre rapprochement entre les concepts de temps et d’espace ?
BG : Ces réflexions peuvent permettre d’éclairer les relations entre mécanique quantique et relativité générale par exemple. Je ne dis pas que j’ai la solution pour unifier la physique, mais que les controverses qui ont existé et qui existent encore sur les façons de relier ces grandes théories peuvent être reconsidérées en prenant la relation entre temps et espace mieux en compte. Elle peut permettre d’éclairer la nature des choix épistémiques qui sont faits, comme la constance de la vitesse de la lumière. Si la lumière est considérée comme étalon, qu’est-ce que cela implique pour les modèles théoriques qui en découlent ? Pourquoi ce choix a été fait comme cela ? C’est là que j’ai envie de dire que toutes les sciences sont humaines : les conventions sociales ont un impact sur les modèles des physiciens. Réexaminer ces conventions à la lumière de nouvelles considérations philosophiques sur les sciences permet de mieux les comprendre.
[1] L’UMR CNRS 5600 Environnement, ville, société est sous la cotutelle des établissements suivants : CNRS, Universités Jean Moulin Lyon 3, Lumière Lyon 2, Jean Monnet Saint-Etienne, Mines Saint-Etienne, ENS de Lyon, ENSAL, ENTPE, INSA de Lyon.
Passionnant interview .
M. Bernard Guy me semble
… tout proche de la solution .
M. Quentin Ruyant* de Rennes …Lui aussi .
Tous deux sont aussi proches de la réalité …
… qu’ Étienne Klein me semble en être loin .
_ Noyés dans nos 2 Immensités extrêmes …
… le Temps , me semble-t-il ,
… nous « passe » sous le nez ,
… « tout le temps »
*Les écrits de M. Q.Ruyant , tant sur l’Espace ,
… que sur le Temps , sont très riches .