Depuis 2014, Frédérique Pallez s’intéresse aux formes d’innovation publique qui se réclament du design pour changer l’Administration et les services publics. Avec plusieurs collègues, elle étudie leur mise en place, leur déroulement et leur efficacité au sein d’un projet ANR appelé FIP-Explo. Elle nous fait part de ses premiers résultats à mi-parcours, dont elle présentait une partie en octobre dernier au colloque Design & Politiques organisé par l’Université de Nîmes.
Tout peut-il être « designé » ? Si la question se pose, c’est que les nouvelles démarches de conception s’attaquent désormais à l’immatériel. Le design ne se cantonne plus aujourd’hui au dessin des lignes futuristes d’une voiture, ou à la position d’un interrupteur sur une lampe. Sa capacité à questionner l’existant pour améliorer l’expérience utilisateur séduit également les concepteurs de service. La démarche séduit tant que même l’Administration fait à présent appel au design pour se réinventer. Mais que peut-elle bien en attendre ? Comment l’exercice politique et son rapport avec le citoyen peuvent-ils bénéficier de ces nouvelles approches auparavant réservées aux produits ? C’est à ces questions que se confronte Frédérique Pallez, chercheuse en sciences de gestion à Mines ParisTech, avec d’autres chercheurs en sciences sociales. Depuis 2014, le projet FIP-Explo qu’elle coordonne, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), scrute avec attention ces nouvelles formes d’innovation publique (FIP) qui se réclament du design. Elle étudie de nombreux cas concrets avec pour objectif de les catégoriser et d’en évaluer l’efficacité, ou plutôt les effets.
Pour illustrer ce qu’est une FIP, la chercheuse prend l’exemple d’une mairie de quartier qui a fait appel à une équipe pluridisciplinaire, comprenant notamment des designers, sur le thème de l’accueil des citoyens au sein du bâtiment. Le thème était volontairement large, et la demande peu formalisée. « Une partie de l’apport des designers est justement de problématiser la situation » explique Frédérique Pallez. La commande n’avait donc rien de commun avec une prestation ciblée, où la mairie connaîtrait déjà les objectifs qu’elle recherche. L’équipe s’est plongée durant trois périodes d’une semaine dans la vie de la mairie, en interrogeant et observant employés et usagers sur leurs expériences du lieu. Les observations ont ensuite été traduites en schémas, en posters ou en vidéos, et ont donné lieu à des débats faisant émerger des projets. Cela a permis, entre autres, de proposer une réorganisation de l’espace d’accueil de la mairie.
Au-delà de cet exemple, les FIP se déploient dans divers contextes organisationnels. Certaines collectivités locales créent des « laboratoires » dédiés à la conception de nouveaux services. D’autres engagent à temps partiel un designer. Des agents peuvent également se voir attribuer cette mission à temps partiel. La diversité des pratiques s’explique à la fois par les thématiques sur lesquelles les services veulent travailler, et également par les contraintes avec lesquelles ils jouent pour faire appel à des talents. « Les laboratoires viennent d’une impulsion politique à haut niveau, parce qu’il est très compliqué de faire naître cela sans un intérêt et un soutien des responsables en haut de l’échelle hiérarchique » explique Frédérique Pallez. En revanche, faire appel à des prestataires extérieurs pour une courte mission n’exige pas nécessairement le même niveau d’accord.
Dans ce kaléidoscope de pratiques se réclamant du design, il existe un point commun : « Elles revendiquent toutes un changement, une volonté de sortir de l’approche jugée trop top-down de l’Administration, pour intégrer les souhaits et les pratiques des citoyens ou des agents » remarque la chercheuse. Frédérique Pallez — qui étudie la modernisation de l’Administration depuis de longues années — note que cette démarche s’inscrit dans un courant plus large et ancien visant à améliorer l’expérience de l’usager. Mais elle souligne tout de même que « ce n’est pas la même chose d’améliorer le service pour l’utilisateur et d’ impliquer celui-ci directement dans sa conception ». La valorisation du témoignage du citoyen et de l’agent à son contact est donc elle plus récente. « C’est cohérent avec l’émergence de la démocratie participative. Toutes ces démarches s’inscrivent dans une volonté de développer la co-construction » pointe-t-elle.
Quelle efficacité pour les démarches design ?
Si l’objectif est louable, à savoir rapprocher les services du besoin des citoyens, il reste cependant à évaluer l’efficacité des FIP. Mais comment le faire alors même que les designers appréhendent les services de l’Administration sans qu’un objectif précis leur soit assigné ? Pour Frédérique Pallez, établir la légitimité de ces démarches est délicat : « Dans le monde administratif, et même plus généralement organisationnel, c’est un modèle cartésien de l’évaluation qui prévaut encore largement. Le mythe sous-jacent est que des objectifs sont d’abord formulés, et que les résultats sont évalués en regard de ceux-ci. Or ce modèle est inefficace dans le cas des initiatives de design. » Il faut donc changer de prisme de réflexion.
En suivant différentes équipes, la chercheuse a ainsi remarqué que pour les designers, la démarche est légitimée par le processus, qui produit des décadrages et apporte ainsi une nouvelle vision. Les idées et les projets qui découlent des travaux des designers sont alors presque secondaires, relégués au second plan derrière la prise de conscience de la part des acteurs et utilisateurs de l’Administration qu’il est possible de faire et de penser autrement le service public. Pour illustrer ce résultat, Frédérique Pallez prend un nouvel exemple : une équipe de designers qui a travaillé sur les procédures du RSA. En transformant un formulaire que remplissent les bénéficiaires, les designers ont également fait prendre conscience aux agents que les pratiques pouvaient être modifiées, dans un environnement professionnel où l’organisation est réputée figée, et où les agents ne se considèrent pas comme acteurs des changements. « Mais cette idée essentielle que ces démarches permettent d’infuser une nouvelle manière de faire, et que c’est parfois plus important que les idées proposées, est difficile à faire passer dans l’Administration » constate Frédérique Pallez.
Cela ne veut pas dire que rien ne bouge pour autant. En s’inspirant du MindLab au Danemark, le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) a lancé en 2014 le programme Futurs Publics pour expérimenter des projets dans les différents services de l’Administration. C’est également l’objectif de l’association La 27e Région créée en 2008, et partenaire du projet FIP-Explo, qui a par ailleurs fait bénéficier Frédérique Pallez de ses contacts et de sa connaissance du milieu. C’est en particulier grâce à cela que les chercheurs ont pu cartographier un certain nombre de démarches FIP qui se sont développées, notamment au sein des collectivités territoriales depuis moins de dix ans— « aux alentours de 200 » précise-t-elle.
Cet inventaire lui a permis d’approfondir son étude des FIP. Elle a ainsi pu mettre en évidence que le design n’était pas utilisé dans tous les secteurs de l’Administration. « Pour l’instant il y a beaucoup d’initiatives dans l’urbanisme, l’éducation, la santé, la culture et les transports, mais moins dans les domaines régaliens que constituent la justice, la police et la défense » observe-t-elle. La cartographie a également mis en avant une décroissance depuis 2013 du nombre de FIP, après un grand essor entre 2006 et 2013. Ces constations donnent de nouvelles pistes d’étude à Frédérique Pallez. « Les pratiques de design sont-elles plus adaptées à certains domaines de l’Administration ? Constituent-elles une mode ou ont-elles juste atteint la limite de leur marché ? » s’interroge-t-elle. C’est donc à ces questions qu’elle tentera de répondre, avec ses collègues, dans la suite du projet ANR FIP-explo.